dimanche 20 décembre 2020

Le paraplégique

 

Depuis une dizaine d’années, j’ai pris l’habitude d’aller user les semelles de mes godillots sur les Chemins de Compostelle, en France d’abord, puis ensuite en Espagne attiré par les paysages et le climat et enfin au Portugal. J’aime profondément le Chemin, j’aime cette parenthèse de ma vie durant laquelle, pendant quelques semaines, j’oublie le quotidien pour vivre autre chose, je délaisse la routine au profit de l’aventure. Une trop courte période où chaque jour est différent, où tout est découverte : découverte des paysages, découverte des gens, ceux qui vous accompagnent, ceux qui vous hébergent, découverte de la vie ailleurs. Il ne se passe pas une seule semaine de ce périple sans que je rencontre une situation qui mérite d’être racontée. Celle que je rapporte ici a pour cadre le chemin portugais de l’intérieur que l’on nomme Via Lusitana : une voie romaine qui relie Lisbonne à Santiago traversant les merveilleux sites de Fatima, Coimbra et Porto.

Ce matin j’ai quitté Lisbonne après une nuit où j’ai eu beaucoup de difficulté à trouver le sommeil, non pas la faute au décalage horaire, mais à l’effervescence qui a régné toute la nuit dans les rues de la ville et tout particulièrement sous ma fenêtre qui ouvre sur la Praza do Comércio. Il faut dire que ce jour-là, la ville fête le titre de champion que vient de remporter son club de foot, le Benfica, et pour ne pas faire dans la demi-mesure, cette nuit le chanteur Salvador Sobral a donné au Portugal sa première victoire au grand prix de l’Eurovision : deux magnifiques raisons pour faire du bruit ! La chanson victorieuse, « Amar Pelos Dios » passe en boucle sur les haut-parleurs de la ville.

Ce matin-là donc, j’ai quitté Lisbonne pour rejoindre Alhandra : une mise en jambe tranquille en bordure du Tage, sous un ciel d’azur avec zéro dénivelé, le pied si j’ose dire ! Que demander de mieux pour une première étape ? J’avais lu dans mon guide, qu’au Portugal, les pèlerins pouvaient être hébergés chez les bombeiros (les pompiers) ; J’avais alors trouvé cela original et parvenu à destination, plutôt que de chercher le gîte municipal, je me rends directement à la caserne des bombeiros. Je n’ai aucune difficulté à trouver, car en général, et c’est le cas ici, les casernes sont surmontées d’une grande tour qui dépasse tous les immeubles, c’est là que sont pendus les tuyaux d’incendie pour le séchage. À mon arrivée, personne ne semble surpris de ma demande et un bombeiro de service me fait découvrir les lieux, les sanitaires au rez-de-chaussée et le dortoir à l’étage, installé dans leur salle de gymnastique. Des matelas mousse sont posés à même le sol, un peu partout, sous les barres fixes, au pied des espaliers ou entre les appareils de musculation. Je choisis celui qui me parait le plus épais et commence à m’installer en y déroulant mon sac de couchage et en y étalant tout mon barda. Quelques instants plus tard, le même pompier revient accompagné de deux pèlerins dont l’un est dans un fauteuil d’handicapé. Comme il se doit, il le traite avec tous les égards et tout le professionnalisme qui est le sien, lui choisissant le meilleur couchage et le soutenant sous les bras pour l’aider à quitter son siège.

 Le bombeiro parti, je m’approche des deux hommes pour faire connaissance. Ils sont Portugais, ce qui ne m’avait pas échappé au premier abord en les entendant discuter avec le pompier, mais ils parlent également couramment ma langue me disent-ils. C’est mieux comme ça, car si j’ai quelques connaissances d’espagnol, en portugais mon savoir se limite à « obrigado » auquel je peux ajouter depuis ce soir « bombeiro ». Hier en arrivant à l’aéroport, voulant acheter un billet de métro pour rejoindre la capitale, je me suis trouvé derrière un vieux monsieur qui semblait totalement désemparé devant le distributeur automatique. Alors je me suis permis de faire les opérations à sa place et lorsque le ticket a daigné sortir, le brave homme s’est tourné vers moi et m’a dit « obrigado ». Comme je venais de le tirer d’affaire j’ai compris qu’il me remerciait, alors j’ai rangé ce mot dans un petit coin de ma mémoire pensant que j’aurais certainement beaucoup à l’employer sur le Chemin. 

Ils m’expliquent alors qu’ils sont Portugais, mais qu’ils ont, durant plusieurs années, travaillé en France dans une entreprise de maçonnerie ce qui explique leur maîtrise du français. Ce sont deux frères : Gorgio le plus âgé et Luiz qui est paraplégique depuis qu’il a fait une chute sur un chantier il y a deux ans. Les médecins lui ont avoué que, sauf un miracle, il n’y avait pour lui aucun espoir de guérison. Très croyants, ils ont décidé tous deux de faire le Camino depuis Lisbonne, où ils habitent, en passant par Fatima pour atteindre Santiago puis poursuivre jusqu’à Lourdes. Le défi me laisse coi. Je crois connaître assez les Chemins pour savoir à quoi ils doivent s’attendre sur celui-ci : parfois des sentiers étroits où il n’y a que la largeur de nos pas, quelquefois des éboulis sur une pente abrupte, ailleurs de profondes ornières gorgées d’eau qu’on ne peut traverser sans remplir nos godillots. Je me dis que ce pari est fou, que ce qu’ils envisagent est tout simplement impossible, que ça relève de l’utopie. Dans l’instant, je ne leur fais pas part de mes impressions pour ne pas les décourager, mais ils ont bien vu aux mimiques que je n’ai pas su dissimuler ce que je pensais de leur projet. Sans attendre que je leur fasse part de toute ma perplexité, ils m’expliquent que ce qu’ils envisagent est tout ce qu’il y a de plus sérieux, qu’ils ont étudié le parcours dans les moindres détails, rencontrés des pèlerins qui l’avaient fait, consultés internet et tous les Google : street, view, earth et qu’ainsi, ils ont pu établir une carte, leur carte, celle qui évite les passages infranchissables partout où il y a une alternative par la route. Gorgio a pris une année sabbatique, c’est lui qui remplacera les jambes de Luiz. Il poussera quand Luiz n’aura pas la force de tourner les roues de son fauteuil, il portera lorsqu’il faudra franchir un ruisseau, il freinera si la pente devient trop abrupte. Là je comprends mieux, mais persiste à penser qu’il s’agit d’un véritable challenge d’autant que le fauteuil est tout ce qu’il y a de plus basic, semblable à celui qui apparait sur la première page du site Amazon si on tape « fauteuil roulant pas cher ». Après leurs explications et la conviction avec laquelle ils accompagnaient leurs propos, j’en arrive maintenant à penser qu’ils peuvent le faire, qu’ils peuvent réussir.

Cette nuit j’ai dormi comme un loir. J’en avais besoin après une nuit un peu bruyante suivie d’une étape d’une trentaine de kilomètres. C’est le soleil qui me réveille : la salle de sport n’est équipée ni de volet ni de rideau alors en ce début d’été, dès cinq heures du matin, il y fait grand jour. Je me retourne pour regarder où en sont mes colocataires : surprise ils ont déjà levé le camp. En plus d’être organisés, ils savent être discrets, car je n’ai rien entendu. J’imagine alors que se donner de telles contraintes fait partie de leur projet « fou ». Tout est millimétré dans leur organisation.

Une étape, en tous points semblable à celle d’hier, de larges chemins blancs en bordure du Tage et partout des paysans occupés à repiquer des plants de tomate dans d’immenses champs qui s’étendent jusqu’au fleuve. Aujourd’hui Gorgio et Luis n’ont pas dû rencontrer beaucoup de difficultés pensai-je. Je ne les ai pas aperçus sur le chemin, pas davantage lorsque je me rends le soir chez les bombeiros pour chercher un hébergement. Là je suis reçu par un jeune pompier bénévole qui me dit que leur caserne n’accueille plus les pèlerins. J’en tombe des nues ! je lui dis que je ne m’explique pas, que notre guide indique que les bombeiros d’Azambuja offrent l’hospitalité aux pèlerins. Il se lance alors dans un long monologue dans lequel je suis loin de tout saisir, mais je comprends tout de même que cette règle est récente et serait due au fait que des pèlerins indélicats leur auraient volé leurs casques d’apparat. Là je comprends mieux, je comprends également pourquoi je ne vois pas Gorgio et Luis ; ils ont dû avoir la même réponse et auront cherché un gîte ou un petit hôtel.

Je ne les retrouverai que quelques étapes plus loin, à Fatima. Il y a trois jours le Pape François est venu y célébrer le centenaire de l’apparition de la vierge. Le sanctuaire a conservé un certain nombre des décorations installées pour l’occasion, dont un immense chapelet de perles blanches, suspendu très haut dans le ciel et descendant jusqu’au sol. Le lieu est solennel et incite au recueillement. Au fond d’une vaste esplanade se dresse la Basilique Notre-Dame-du-Rosaire, à gauche une messe est célébrée en plein air, face à l’entrée de la basilique, comme on le rencontre souvent dans les lieux saints, des fidèles parcourent les deux cents derniers mètres à genoux. Remontant doucement la file de tous ces gens qui sont venus ici avec l’espoir d’obtenir une grâce de la Vierge, j’aperçois Gorgio poussant le fauteuil. Le fauteuil est vide. Lorsque je le rejoins et que je m’apprête à lui demander où est son frère, je découvre Luis au sol, rampant sur le tapis de marbre. Il m’a vu, tourne légèrement la tête en ma direction et me sourit, mais je vois bien que pour lui l’exercice est douloureux. Il ne veut pas ralentir ceux qui le suivent, alors il tire très fort sur ses bras pour traîner ses jambes inertes. Chaque mouvement de ses membres le fait grimacer atrocement ; son visage porte les stigmates de la souffrance. Gorgio m’explique qu’ils avaient initialement prévu d’être là pour la cérémonie de canonisation des deux petits bergers, Francisco et Jacinta, mais qu’un imprévu les avait retardés. Luis a beaucoup regretté ce contretemps, il aurait tant aimé assister à la bénédiction du Saint-Père. Parvenu à l’extrémité du chemin de marbre blanc, Gorgio hisse son frère sur le fauteuil et tous deux se dirigent vers la Basilique. Je les retrouverai un peu plus tard, se recueillant sur les tombes des petits bergers.

J’avais évoqué avec eux, ces problèmes d’hébergement avec les bombeiros qui n’accueillaient plus les pèlerins. Ils m’avaient confié avoir essuyé le même refus, la situation de Luis ne les avait pas particulièrement émus ; il est vrai que dans leur activité ils en voient bien d’autres ! Alors comme moi, lorsqu’il n’y a pas de gîte municipal, ils se tournent vers les chambres d’hôtes : quelques fois c’est compliqué, car toutes ne sont pas adaptées aux personnes handicapées, alors il faut frapper à d’autres portes jusqu’à trouver une chambre en rez-de-chaussée et facile d’accès.

Quelques étapes plus loin, le Camino rejoint Coimbra ; ancienne capitale du pays c’est une ville chargée d’histoire. Y fut érigée la première université du Portugal, contemporaine d’autres grandes universités d’Europe comme Oxford, la Sorbonne ou Salamanque. La cité s’étend de part et d’autre du Rio Mondégo. Son quartier historique qui intègre outre l’université, la magnifique bibliothèque Joanina, est situé sur la colline de l’Alcacova où l’on accède par un dédale de ruelles, parfois entrecoupées d’escaliers. C’est dans une de ces rues étroites et pentues que je retrouve Gorgio et Luiz que je n’avais pas vus depuis Fatima. Ils ont alors gravi moitié de la pente conduisant à l’université et se sont arrêtés quelques instants pour laisser à Gorgio le temps de reprendre son souffle. Me voyant ils rient, ce qui est surprenant chez eux c’est qu’ils rient toujours, comme si c’était le handicap et les situations insolites dans lesquelles il les met qui les faisaient rire. Ils me disent vouloir faire l’ascension complète « pour ne rien manquer de ce qu’il y a d’intéressant à visiter ». Cette visite ils ne l’ont pas improvisée, elle était prévue sur « leur carte », ils savaient les difficultés qu’ils allaient rencontrer et les avaient intégrées à leur challenge. Lorsque Gorgio a repris sa respiration, qu’il a terminé de s’éponger le front de son mouchoir, je saisis une poignée du fauteuil, lui proposant de l’aider et là encore tous deux rient. Nous poursuivons ainsi, de ruelle en ruelle, soulevant le siège lorsqu’il faut escalader quelques marches d’escalier, faisant une pause quand la pente est trop raide. Je les quitte, au sommet, dans la cour intérieure de l’université, les laissant organiser la visite à leur guise. Bom Caminho os amigos !

 Je pensais les rencontrer à Porto, visitant la gare São Bento et ses magnifiques azulejos, ou buvant un verre en bordure du Douro dans le quartier de Ribeira ou encore sur la place de la Cathédrale et je les imaginais alors dans leur tee-shirt jaune, éclatant de rire en m’apercevant. En réalité je ne les retrouverai qu’à Santiago. J’y suis arrivé la veille et, comme chaque fois, je reste deux ou trois jours supplémentaires pour profiter de cette ambiance bien particulière, de cette atmosphère indescriptible que je ne rencontre qu’ici et qui pour tout avouer me convient bien. Ces journées que je passe dans la cité de l’Apôtre sont sur le plan du timing toujours semblables : le matin, j’aime flâner dans les ruelles de la vieille ville, m’imprégner des odeurs, observer les badauds, les marchands du temple, vers onze heures je gagne la cathédrale pour la messe de midi en espérant y voir une fois de plus le Botafumeiro se balancer au-dessus de la foule des fidèles et après le déjeuner, en milieu d’après-midi, je rejoins la place de l’Obradoiro. C’est à ce moment qu’elle est le plus animée, c’est l’heure où la plupart des pèlerins en terminent avec le Chemin et arrivent par dizaine sur cette immense place. Pour l’avoir vécu, je sais que ce sont des moments intenses, des instants attendus depuis des jours et même des mois après des centaines de kilomètres parcourus et bien des péripéties rencontrées. J’éprouve alors un réel plaisir à observer leurs émotions, à entendre leurs cris de joie, leurs rires, à voir les larmes, les embrassades, les congratulations. Ce jour-là, balayant du regard tous ces petits groupes euphoriques, mon attention est attirée par deux pèlerins en tee-shirt jaune étendus sur la dalle matérialisant le point zéro du Chemin. Ce sont bien eux, Gorgio et Luiz. J’imagine leur bonheur à ce moment ! Je les rejoins pour le partager avec eux. Que d’émotion ! Que de sacrifices pour arriver là !

Comme chaque soir il y a une messe des pèlerins à 19 heures à la cathédrale. Nous y allons une heure avant pour être certain d’être bien placés, au plus près de l’autel, mais dans le transept pour bénéficier au mieux du spectacle du Botafumeiro, si Botafumeiro il y a ce soir ! La cérémonie se déroule avec le faste habituel, l’archevêque de Santiago entouré d’une douzaine de prêtres en chasuble verte et cette petite sœur que j’ai vue à chacune de mes visites et dont la voix emplit la cathédrale. Vient l’heure de l’eucharistie : les prêtres se répartissent dans les différentes allées pour donner la communion aux fidèles. Quand vient son tour, Luiz avance son fauteuil jusqu’aux pieds du prêtre qui se penche pour lui déposer l’hostie sur la langue. À ce moment je vois Luiz, prendre appui sur les deux bras de son fauteuil et au prix d’un effort surhumain se dresser debout sur ses deux jambes pour recevoir le saint sacrement puis il se rassoie doucement sur son siège. Je n’en crois pas mes yeux ! Gorgio n’a rien manqué de la scène, il lui donne une tape sur l’épaule, Luis lève la tête, regarde son frère et lui sourit. Ils ne se sont rien dit, mais ils se sont compris.

Après l’office, nous dînerons ensemble, mais aucun d’entre nous n’abordera « le sujet » ; ce qui est arrivé ne doit appartenir qu’à eux, qu’à eux seuls. Lorsque je les quitte, je serre très fort Luis et lui glisse à l’oreille : « courage Luis, Lourdes fera le reste ».

 

 

La salle de gym des pompiers; mon dortoir

 

 

Gorgio et Luiz sur les pentes de Coimbra

Gorgio et Luiz sur les pentes de Coimbra



 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés