vendredi 12 février 2021

Les Anglaises

 

     Tu es encore sur face de bouc ! Je ne comprends pas que tu passes tant de temps là-dessus, c’est un tissu d’idioties !

    Tu as raison chérie, mais je ne regarde pas toutes ces conneries, je me suis inscrit à un groupe pour préparer mon prochain chemin vers Compostelle et les discussions des membres sont tout ce qu’il y a de plus sérieux, j’apprends énormément de choses, c’est plein de conseils ! 

Jacques est adepte de randonnée. Depuis plusieurs années il arpente régulièrement les sentiers, les GRs, mais avoue avoir une préférence pour les chemins de Compostelle, car il trouve, dit-il, « que les équipements sont très bien adaptés, mais surtout que l’ambiance et l’esprit qui y règnent sont incomparables ». En ce début d’automne, il s’apprête à s’élancer sur le Camino Mozarabe : un chemin qui partant d’Alméria, cette ville balnéaire du sud de l’Espagne, conduit le pèlerin à Santiago après une marche de 1500 kilomètres en traversant les magnifiques villes chargées d’histoire que sont Grenade, Cordoue, Salamanque. D’aucuns disent que ce chemin est le plus beau, que les paysages que le marcheur y découvre sont d’une exceptionnelle diversité, mais qu’en contrepartie par son relief, c’est l’un des plus difficiles. Le franchissement de la Sierra Nevada avec bon nombre d’étapes à plus de mille mètres d’altitude ainsi qu’une météo quelquefois capricieuse, expliquent en partie la désaffection des pèlerins pour cet itinéraire et à la veille de partir, c’est bien ce que redoute Jacques, la peur d’être seul, de ne pouvoir converser qu’avec lui-même, d’être privé de ces soirées de convivialité qu’il apprécie tant. Il s’est abonné au groupe Facebook « Les amis du camino Mozarabe » pour se tenir au courant des dernières nouvelles, des conseils, des hébergements à ne pas manquer, des gens qui racontent être actuellement sur le chemin ou qui vont prendre le départ prochainement. Il a besoin de se rassurer, car il sait que le Camino, c’est comme un train où chaque voiture correspondrait à un jour de départ : s’il est seul à prendre place dans le wagon il a toutes les chances de le rester jusqu’au terminus sauf à attendre la voiture du lendemain, ce qui n’est pas en soi très difficile, ou à faire deux étapes en une pour rattraper la voiture de la veille, ce qui parfois est beaucoup plus compliqué.

Après-demain il sera à Alméria pour débuter son long périple, alors ce soir, comme il le fait chaque jour depuis plusieurs semaines, il consulte les derniers posts publiés par des membres du groupe. L’un d’eux attire toute son attention. Il a été mis en ligne par quatre pèlerines anglaises qui disent avoir pris le départ ce matin. Elles posent devant la cathédrale d’Alméria, tenant à la main leur bourdon et de l’autre brandissant leur crédenciale fraîchement tamponnée ; ce sont des dames entre deux âges qui, à voir leur visage rayonnant de joie, semblent excitées de vivre cette aventure. Jacques comprend de suite que c’est ce genre de compagnie qu’il recherche, pas seulement parce que ce sont des dames, mais surtout par l’enthousiasme qu’elles affichent, et puis, des Britanniques, quelle belle opportunité pour parfaire mon anglais se dit-il ! Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour faire les comptes : « elles sont parties ce matin, j’arrive demain, elles auront donc deux jours d'avance ! ». Il pense aussi que ce sont des dames, qu’elles vont papoter, flâner davantage que marcher, qu’elles n’ont pas l’entrainement pour enchainer de grandes étapes, qu’il les rattrapera avant Grenade et pourra effectuer le reste du parcours en leur compagnie.

Le lendemain, dès l’aube, Jacques est à pied d’œuvre ; la veille au soir, à sa descente du bus qui l’amenait de Malaga, il a fait un détour par la cathédrale pour mettre le tampon sur son passeport de pèlerin et éviter ainsi de devoir attendre l’ouverture au public et l’arrivée du bedeau.  Il en a profité pour rechercher les premières flèches jaunes, toujours avec ce souci de gagner du temps. Dès la première étape, il se dit qu’il peut déjà refaire une partie de son retard, persuadé qu’elles n’ont pas fait les 24 kilomètres qui conduisent à Santa Fé de Mondujar, mais qu’elles auront passé la nuit à Rioja, à seulement 15 kilomètres, comme le conseillent les topo-guides. Le Camino quitte Alméria en suivant la calle Belén, une large artère qui serpente au cœur de la ville puis emprunte ensuite le lit d’un rio asséché jusqu’à Rioja. Lorsqu’il pénètre dans ce petit bourg, Jacques est interpellé par une dame, une Espagnole. Elle s’appelle Nely et se présente comme étant la représentante de l’association locale du Camino Mozarabe avec pour rôle d’aider et de conseiller les pèlerins par rapport aux hébergements, aux points de ravitaillement, aux difficultés à venir… Des conseils d’autant plus appréciables qu’en cette période de Covid, très peu d’albergues sont restées ouvertes et beaucoup de magasins ont abaissé leur rideau. Jacques n’est pas surpris, car il avait découvert sur Facebook l’existence de cette association très active et cela l’avait d’ailleurs étonné, car jamais il n’avait rencontré pareille organisation sur les nombreux chemins qu’il avait parcourus. Chaque jour Nely publie un post par rapport à l’actualité sanitaire dans la région, aux pèlerins qui ont pris le départ le matin et elle n’en manque aucun : les plus avertis lui rendent visite à Alméria, les autres, comme Jacques, elle les attend à Rioja, là où ils sortent du Rio pour prendre la grand-rue de la ville. Jacques a droit à son selfie avec Nely et ce soir la photo sera publiée sur le célèbre réseau social. Il profite de cette rencontre fortuite pour interroger Nely par rapport à la fréquentation du Camino et sa question n’est pas tout à fait innocente :

—   Vous avez vu des pèlerins ces derniers jours ?

   Les derniers c’était avant-hier. C’était quatre dames, toutes Anglaises. Elles étaient passées vers moi à Alméria la veille de leur départ pour avoir des informations et un guide à jour. Elles m’ont envoyé des photos le soir de leur première étape pour que je les publie ; elles avaient marché jusqu’à Alhabia, c’est 8 kilomètres après Santa Fé de Mondujar, ce qui fait 32 kilomètres. Pour un premier jour c’est pas mal, j’ai rarement vu des pèlerins en faire autant !

Une réponse qui ne fait pas les affaires de Jacques, lui qui comptait leur reprendre dix kilomètres dès aujourd’hui, s’il ne change pas ses plans c’est lui qui en perdrait huit.       Il n’a pas le choix, s’il veut garder un espoir de marcher un jour avec elles il doit poursuivre jusqu’à Alhabia et espérer aussi qu’elles ne vont pas continuer sur ce train d’enfer. Il a compris que pour les jours suivants, il doit absolument changer de braquet. Il décide alors de porter ses étapes à une quarantaine de kilomètres ce qui avec les dénivelés qu’offre la Sierra Névada est ici un véritable défi. Jacques marche ainsi quelques jours à ce rythme, jusqu’à atteindre la petite localité d’Alquife. Il a réservé un gîte par téléphone. Le propriétaire l’accueille et lui fait découvrir les lieux. En temps ordinaire il lui aurait demandé sa carte d’identité, rempli une ligne de plus sur ce tableau où sont répertoriés tous les visiteurs, tamponné sa crédenciale, mais aujourd’hui, Covid oblige, il laisse le soin aux pèlerins de gérer eux-mêmes toutes ces formalités. Jacques se conforme à ces règles et lorsqu’il prend ce tableau sur lequel il faut ajouter une ligne avec nom prénom, date de naissance, numéro de la carte d’identité, pays d’origine, sexe et date de passage, il remarque que les quatre lignes précédentes ont été remplies hier soir par les Anglaises. Il comprend de suite qu’il n’a plus qu’un jour de retard sur leur groupe, que les efforts qu’il a fournis ces derniers jours n’ont pas été vains. Maintenant il sait qu’elles sont à portée de godillots et qu’il pourra réaliser la jonction quand bon lui semblera.

Ce ne sera pas demain, car il arrivera en début d’après-midi à Guadix et pour avoir étudié le parcours il sait que cette petite ville espagnole mérite mieux qu’une simple traversée. Il a envie de découvrir toutes ces merveilles que décrit son guide, la cathédrale et l’Alcazaba, boire un verre accompagné de tapas sur la place de la Constitution, flâner dans le quartier des grottes, visiter les « casas cuevas » ces maisons troglodytiques où vivent encore des gens. Avant toute chose, il passe déposer son sac à dos au gîte et faire un brin de toilette. À sa grande surprise, un pèlerin est déjà installé dans le dortoir ; ils font rapidement connaissance. Il s’appelle Coldo et explique qu’il est là depuis une semaine, qu’il faisait partie d’une troupe de théâtre à Madrid et qu’avec le confinement dû au Covid et l’arrêt des spectacles, il a pensé que cela pouvait être l’occasion de faire ce Camino. Arrivant ici et discutant avec Manuel, l’hospitaléro, il s’est rendu compte que tous deux partageaient cette même passion pour les planches, alors il a décidé de rester là et de répéter des pièces avec lui pour ne rien perdre de son art.

Le soir ils dînent tous trois dans la cuisine de l’albergue. Manuel a préparé une tortilla et Jacques avait ramené de sa tournée en ville un vin rouge de la Ribera del Duero. Au milieu du repas Jacques ne résiste pas à leur poser la question qui le taraude :

       Hier avez-vous vu un groupe de quatre dames sur le Chemin ? Des Anglaises ?

      Tout à fait répond Coldo, elles ont logé ici et nous avons dîné avec elles comme ce soir nous mangeons avec toi ! Elles sont super agréables, elles parlent français avec un accent d’outre-Manche. Elles nous ont bien amusés, elles ont beaucoup d’humour, des filles vraiment charmantes ! Elles sont parties tôt ce matin, car elles disaient vouloir faire une grande étape.

Jacques est rassuré de savoir qu’il n’a pas perdu de temps sur le groupe, mais à la fois inquiet d’avoir entendu qu’elles voulaient faire une grande étape le lendemain. Il connaît son guide par cœur et sait que le prochain gîte se trouve à La Peza à 23 kilomètres de Guadix et que le suivant est à Quentar, 27 kilomètres plus loin. Doubler les étapes signifierait une marche de 50 kilomètres et qui plus est, en pleine montagne, avec des dénivelés importants. Il ne veut même pas y penser, l’idée lui parait complètement déraisonnable et n’imagine pas que les Anglaises aient pu faire un tel choix ; certes il n’accroitra pas son retard, mais il ne le comblera pas non plus. Il s’était fixé comme objectif de les rattraper avant Grenade, et n’a donc plus d’autre choix que de regrouper les deux dernières étapes : La Peza – Quentar 27 kilomètres et Quentar- Grenade 16 kilomètres ce qui constitue là aussi un véritable challenge étant donné le relief.

Lorsque ce matin-là Jacques prend le chemin, le soleil n’est pas encore levé et pendant deux heures il n’a pour se diriger que la lumière de sa frontale. Vers midi il atteint le point culminant du Camino, un passage à 1500 mètres d’altitude, puis entame la longue descente sur Quentar. Les 16 kilomètres qui lui restent à parcourir vont être pour lui un véritable calvaire, le chemin monte davantage qu’il ne descend et ses pieds le font horriblement souffrir ; ce sont des kilomètres de trop. À plusieurs reprises il doit s’arrêter et quitter les chaussures pour pommader ses chevilles. Lorsqu’enfin il aperçoit Grenade dans le lointain, c’est un soulagement, il finit par en oublier la douleur. Plus que quelques kilomètres et il entrera dans la ville.

Hier il avait pris soin de réserver un lit dans un gîte que lui proposait son guide : l’albergue Inturjoven. Il s’y rend sans plus attendre. L’hospitaléro l’accueille, mais avant de satisfaire aux formalités d’entrée, Jacques l’interroge :

     Est-ce que des dames sont arrivées ici aujourd’hui, elles sont quatre ?

     Non, mais je sais par mon collègue de l’albergue Hermanas Comendadoras que quatre pèlerines ont réservé chez lui. Je crois que ce sont des Anglaises !

    Alors je suis désolé, je ne dors pas chez vous, je dois les rejoindre !

    C’est à deux pas d’ici, calle Santiago n° 20.  Buen camino !

Jacques file à l’adresse indiquée, se disant en lui-même : « je n’aurai pas fait tout ça pour rien ! ».

Lorsqu’il entre dans le hall de réception, il voit effectivement quatre dames buvant un verre dans la salle attenante. Il s’approche et leur lance :

     Good evening !

     Bonsoir, vous êtes Français ?

     Comment vous savez ?

     Votre accent !

Jacques poursuit la conversation pour en savoir un peu plus.

     Vous êtes sur le Camino je suppose ?

    Oui, nous venons d’Alméria, nous avons traversé la Sierra Névada et nous nous arrêtons ici pour cette année. Nous reprendrons l’année prochaine. Nous avons un avion demain matin pour Londres. Et vous, vous allez jusqu’au bout ?

     Oui, dit Jacques, pas encore remis du coup de massue qu’il vient de prendre sur la tête.

Jacques avait tout calculé, tout prévu, mais surtout pas imaginé un tel dénouement.  Tout ça pour ça ! pense-t-il. Les dames mesurent cette déception qu’il ne parvient pas à dissimuler.

    We are sorry ! Buen Camino !

 

 

Le Rio

 

La dame de l'association du camino Mozarabe

Cathédrale de Guadix

La dernière étape avant Grenade

 Feuille de présence

 

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