dimanche 20 décembre 2020

Le resquilleur du Chemin

 

Depuis quelques semaines je pérégrine sur les Chemins de Compostelle. Parti, comme le veut la tradition, du Puy-en-Velay et après avoir parcouru plus de mille kilomètres, je ne suis plus aujourd’hui qu’à quelques jours de marche du but. Ce soir je fais étape à Sarria, une petite ville espagnole de 15000 habitants, située à cent kilomètres très exactement de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ceux qui se sont intéressés de près au sujet savent qu’il s’agit d’un lieu hautement stratégique. Pour les autres je prendrai le temps d’expliquer que, sur le Chemin, cent kilomètres représentent la distance minimale qu’un pèlerin doit parcourir à pied pour obtenir la Compostella, ce document officiel, délivré par l’office des pérégrinos de Santiago et qui atteste que l’on a effectué le pèlerinage vers les reliques de l’apôtre. Peu important me direz-vous, mais il faut savoir qu’en Espagne ce document n’a pas seulement une valeur spirituelle : au moment où le chômage est au plus haut dans le pays, face à un employeur, il peut faire la différence entre deux prétendants à un même poste. Ceci explique que la fréquentation du Chemin soit multipliée par deux voire trois à partir d’ici.

Avec un couple d’amis qui m’accompagne depuis Le Puy-en-Velay, j’ai atteint Sarria en milieu d’après-midi. Après la lessive et la douche, selon un rituel que nous respectons à la lettre depuis notre départ et qui nous convient plutôt bien, nous nous installons à une terrasse de bar pour déguster une bière bien fraîche. Il fait beau et encore très chaud en cette fin de journée du mois de septembre ; la rue principale dans laquelle nous sommes, regorge de monde : des badauds, des touristes appareil photo en main, des autochtones qui font leurs courses, mais aussi beaucoup de pèlerins, facilement reconnaissables à leur « mochilla » et leurs godillots. Il y a ceux qui comme nous ont fait l’étape du jour, arrivant de Triacastella, et tous ceux qui viennent de débarquer ici pour y débuter leur Chemin demain à l’aube, mais tous ont un souci commun : trouver un gîte où passer la nuit. Nous avions heureusement anticipé en réservant quelques jours à l’avance un petit appartement que nous partageons avec trois Allemands, ou plus précisément deux Allemandes et un Allemand. À ce moment, devant nos bocks débordant de mousse, profitant de ce qui pour tout marcheur fait partie des meilleures heures de la journée, un pèlerin s’approche de notre table et sans que nous l’y ayons invité, s’y assoit : une démarche assez surprenante, car si entre pèlerins les liens se créer rapidement, là, c’est ni plus ni moins que du sans-gêne ! Sans davantage de convenance et sans perdre de temps aux présentations, il interrompt notre conversation et nous dit, avec un accent du sud, dans un Français parfait : « Je cherche un gîte pour la nuit, mais je ne voudrais pas y mettre plus de dix euros ». Il faut savoir que sur le Chemin, dix euros pour une nuit, c’est le tarif bas, mais ici, où des centaines d’Espagnols sont arrivés dans la journée venant des quatre coins de la péninsule, il serait utopique d’espérer trouver un lit à moins de quinze euros ; c’est d’ailleurs le prix que nous avons payé pour l’appartement que nous partageons avec les Allemands et de surcroit en ayant pris soin de réserver quelques jours à l’avance. Tout en l’écoutant, je me dis en moi-même, chercher à négocier le prix dans un lieu où la demande est bien supérieure à l’offre ne va pas être simple pour toi : bon courage l’ami !

 Poursuivant la conversation qu’il a entamée et voulant justifier sa quête du meilleur tarif, il nous dit s’occuper d’une association venant en aide aux enfants de Colombie et explique qu’un euro gagné ici c’est un euro de plus pour les enfants. Une démarche que nous comprenons bien, qui parait louable, mais qui n’excuse en rien son manque de savoir-vivre. Il nous avoue ensuite ne pas avoir mangé de repas chauds depuis plus de trois semaines, préférant, toujours dans ce souci d’économie, se nourrir de ce que lui offre la nature. En ce début d’automne, il sait qu’il ne peut plus compter sur les fruits, hormis quelques grappes de raisin oubliées par les vendangeurs, alors il se rabat sur les plantes. Il nous précise : « celles que je préfère entre toutes, ce sont les orties : pas les vieilles orties aux larges feuilles, mais les jeunes pousses dont je ne mange que la partie supérieure, de préférence avec la fleur », bon appétit me dis-je ! Certes, il n’a pas d’embonpoint, mais il ne présente pas non plus de signes de dénutrition. Je me dis que parcourir une trentaine de kilomètres par jour avec seulement quelques feuilles d’orties au fond de l’estomac doit bien lui engendrer quelques crampes !  À ce moment il a dû remarquer mon scepticisme, car pour rendre son discours un peu plus crédible, il ajoute que les jours de disette, ces jours où les vignes sont rares et les orties trop vieilles pour être appétissantes, il n’hésite pas à frapper à la porte d’une panaderia (boulangerie) pour quémander du pain de la veille, ces invendus que le boulanger met de côté pour les éleveurs de porcs du village. Nous l’écoutons, toujours sans l’interrompre, trop satisfaits d’être tombés sur un pèlerin quelque peu original qui nous fait découvrir que finalement le Chemin peut être autrement. Voyant l’intérêt que nous portons à ses propos il poursuit son monologue, toujours sur le registre : « un sou c’est un sou », nous expliquant que souvent il marche la nuit à la lumière d’une frontale, et que le jour il récupère à l’ombre d’un arbre et que là encore c’est dix euros de gagnés pour les petits Colombiens, et que s’il n’a pas pris de douche, pas pu laver son linge, ce n’est pas grave au regard de la cause qu’il défend. Il nous parle ensuite d’un site internet qu’il a créé sur lequel chacun peut faire des dons pour les enfants. Il nous communique l’URL que, par politesse à son égard, je prends soin de noter sur mon smartphone. Je me dis que j’essaierai de m’y connecter en Wifi à l’appartement, car ici, dans la rue, ce n’est même pas la peine d’essayer, je ne capte qu’une médiocre 3G. Il ajoute : « Il est impératif que les dons soient faits avant cette fin de semaine, car, mon pèlerinage terminé, je fermerai le site et je partirai en Colombie remettre les fonds à mon correspondant ». Si jusque-là le discours, bien que surprenant, pouvait paraitre cohérent et pouvait même nous inciter à tirer sur-le-champ un billet du portefeuille, après cette dernière remarque je dois avouer que je ne comprenais plus la méthode. Pourquoi, à l’ère où l’on peut faire un virement de banque à banque en temps réel, dépenser le prix d’un tel voyage pour porter les fruits de sa collecte aux enfants de Colombie, et sous quelle forme ? Trop de choses devenaient discordantes dans ses propos pour que nous n’ayons pas soudainement les plus grands doutes sur sa sincérité et l’honnêteté de sa démarche : le lit à dix euros, le menu aux orties, le chemin la nuit, le site qui doit fermer, le voyage en Colombie. C’en est trop ! Je regarde les amis, à leurs mimiques je vois bien qu’ils partagent cette impression, celle d’être en train de se faire escroquer. En d’autres circonstances, nous aurions eu la politesse d’offrir une bière à notre « hôte », mais là, nous nous contenterons de lui faire comprendre qu’il a été démasqué.

Passe ton chemin ami !

Le soir, alors que nous parcourons la grande rue de Sarria à la recherche d’un restaurant, nous retrouvons notre ami « pèlerin » attablé à la terrasse d’une brasserie, une entrecôte pomme frite dans l’assiette. Ça doit changer des orties ! Bon appétit l’ami !

 

Au gîte avec les Allemands

 

 

Le resquilleur à table


 

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