dimanche 20 décembre 2020

Santiago

 

— Excellentes tes pâtes José ; tu mérites une étoile ! 

Je viens d’arriver ce soir à Castilblanco de los Arroyos au terme de ma deuxième étape sur le « Camino de la Plata », un Chemin de Compostelle, qui part de Séville pour rejoindre Santiago de Compostelle quelques mille kilomètres plus au nord. Au gîte, j’ai retrouvé les pèlerins qui m’accompagnent depuis mon départ : Serge un Parisien, la soixantaine, Agnethe une Norvégienne, Tatiana une jolie Roumaine qui travaille en Angleterre et José un jeune madrilène. Ce soir c’est lui qui s’est mis au fourneau pour nous préparer un délicieux repas à base de pâtes, de champignons et d’œufs que nous avons accompagné d’un vin rouge espagnol, un Rioja. Après le repas et avant d’aller compter les moutons, nous consacrons chaque soir un peu de temps à étudier l’étape du lendemain : la distance, le dénivelé, les albergues (gîtes) pour nous accueillir, le prix de la nuitée, la restauration, les magasins d’alimentation pour le ravitaillement. Les guides sont très bien faits et nous fournissent la plupart des informations dont nous avons besoin. Il est effectivement essentiel de savoir s’il y a des points d’eau sur le parcours ou s’il faut prévoir une gourde supplémentaire, si nous devons acheter de quoi déjeuner avant de partir ou si nous trouverons un restaurant sur le chemin. Concernant cette étape, le topo-guide nous informe qu’au départ nous devrons suivre une route sur une quinzaine de kilomètres avant d’atteindre le Parc du Berrocal, une réserve naturelle décrite comme étant de toute beauté. Une information qui ne manque pas de soulever une discussion à laquelle se mêle notre hospitaléro (responsable de l’albergue) et qui sait bien que ce sujet fait toujours débat entre les pèlerins. Comme il doit le faire chaque soir à ses hôtes du jour, il propose, à ceux que le bitume rebute, de les conduire en voiture à l’entrée du parc moyennant une participation de cinq euros par personne. Une proposition qui ne fait qu’alimenter la discussion, car avec cette donnée nous voilà confrontés à deux choix. Rapidement, chacun fait son analyse et livre sa décision : il en ressort que les filles prendront la voiture et les garçons marcheront. Je sais combien marcher sur la route, et de surcroît réputée comme très circulante, peut être un vrai calvaire, mais personnellement, pour avoir déjà eu ce genre de choix à faire, ici de prendre une voiture, là d’emprunter un raccourci pour gagner quelques kilomètres ou encore de faire conduire son sac par un taxi, j’ai toujours refusé catégoriquement ces options sur la base du sacro-saint principe que l’on ne triche pas avec le Chemin.

Au petit matin, lorsque je quitte le gîte, Serge et José en sont encore à se battre avec leur sac de couchage pour le faire rentrer dans la housse. Les filles, elles, partiront plus tard, le temps de donner un coup de main à l’hospitaléro pour remettre en ordre les lieux. Je découvre alors cette route que je vais devoir suivre sur quinze kilomètres. À cette heure matinale, il y a déjà un trafic intense dans les deux sens : c’est le moment où les gens partent au travail et où les camions de fruits et légumes quittent le sud pour aller alimenter les marchés du nord. Un sentier sur l’accotement, pas plus large que mes pas, me permet d’être un peu protégé, mais à chaque poids lourd qui me croise je dois m’écarter afin qu’il n’accroche pas une sangle de ma mochilla (sac à dos). C’en serait alors fini du pèlerin ! Vers neuf heures, Serge me rejoint. Nous échangeons quelques mots et je le laisse poursuivre, car après seulement deux étapes je n’ai pas encore trouvé mon rythme de croisière, et puis pour tout dire, il a bien une dizaine d’années de moins que moi. Buen camino Serge !

            C’est à ce moment que surgit, de je ne sais quel fourré, un chien qui vient vers moi et se met à me suivre. Je n’ai pas de bâton de marche pour me défendre, mais je me rends vite compte que ce n’est pas vraiment nécessaire car il est plutôt du genre à vous lécher les mains qu’à montrer ses crocs. C’est un jeune chien, deux ou trois ans pas davantage, avec une robe noire au poil brillant et les pattes marron clair. Je ne sais pas le raccrocher à une race particulière, certainement un bâtard ! Il continue de trottiner dans mes pas, marquant une pause quelquefois, prenant une dizaine de mètres de retard, puis revenant en courant pour reprendre sa place derrière moi. Il remarque alors Serge à une centaine de mètres devant et se met alors à courir jusqu’à lui, puis revient aussi vite vers moi en empruntant la voie de circulation. Je sens alors le danger, les voitures roulent vite, à tous moments il risque de se faire écraser. Je cherche à le chasser, lui montre l’accotement et les champs de sorte qu’il reparte d’où il est venu. Que nenni ! Il fait la navette entre Serge et moi, mais finit toujours par revenir dans mes pas. Plusieurs fois les voitures doivent freiner ou se déporter pour l’éviter, mais lui semble indifférent à tout cela. Je me dis alors que l’accident devient inévitable, une voiture le découvrira trop tard et ce sera pour lui la mort assurée. Je ne veux pas avoir à supporter une telle scène, je ne veux pas devoir garder de telles images de mon Camino ! Alors je lui crie dessus, je l’appelle avec les noms qui me viennent en tête, Médor, Snoopy, le nom de mon ancien chien, mais il ne réagit à aucun et continue à traverser et retraverser la route. Alors j’essaie un nom avec une sonorité un peu plus méditerranéenne et je ne sais pourquoi, c’est « Santiago » que me dicte mon inconscient, certainement parce que c’est le but de ma pérégrination. Le manège continu, le chien fait ses allers-retours vers Serge, s’il y va le plus souvent par l’accotement, il ne sait revenir que par le beau milieu de la chaussée ; je fais signe aux voitures pour qu’elles ralentissent, qu’il y a un danger et j’appelle :

            —  Santiago, Santiago….

 Et là, soudain, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose, qu’il réagit. Il se retourne, me regarde, semble même me comprendre. Peut-être est-il plus sensible aux intonations du sud, aux noms un peu chantants. Dès lors il cesse ses allées et venues et vient se caler dans mes pas et à ne plus les quitter au point que je l’oublierais presque si je ne voyais pas son ombre trottiner à côté de la mienne. Tout en marchant, je lui parle doucement :

             — Beau chien Santiago, beau chien, gentil Santiago, gentil.

Nous parcourons ainsi plusieurs centaines de mètres. Soudain, me retournant Santiago n’est plus là ; il a disparu aussi rapidement qu’il avait surgi ; peut-être a-t-il couru après un lapin. Pour moi, peu importe la raison, voilà un gros souci en moins me dis-je et je vais pouvoir de nouveau laisser libre cours à mes pensées.

Un panneau annonce l’entrée prochaine dans le parc naturel avec toutes les recommandations d’usage par rapport aux risques d’incendie, à la préservation des lieux, aux règles de propreté et nous informant sur la faune et la flore que l’on va y rencontrer. Le paysage est habillé de grands espaces en herbes parsemés de chênes verts et de chênes-lièges, partout des fleurs tapissent le sol, un décor champêtre calme et reposant. Le bitume de la route s’est mué en un large chemin de terre rouge qui serpente entre les bosquets, épousant le relief, courant d’une colline à l’autre et traversé dans les points les plus bas par des ruissellements d’eau claire. Dans ce tableau bucolique l’eau est omniprésente, ici un étang d’un bleu azur dans lequel se reflète la végétation de ses berges, là une source où les animaux viennent s’abreuver, plus bas un ruisseau qui se perd dans les hautes herbes. Je croise des troupeaux de brebis, plus loin des porcs pata negra qui labourent le sol de leur groin pour y chercher des glands, leur nourriture favorite. Je me dis alors en moi-même : heureusement que Santiago m’a quitté, car ici, au milieu de tout ce bétail, j’aurais certainement eu des difficultés à le raisonner.  José me rejoint et nous cheminons ensemble jusqu’à Almaden de la Plata, devisant entre nous : il me parle de son travail à la mairie de Madrid, de sa passion pour le football, je lui raconte les différents caminos que j’ai parcourus et de bien d’autres choses encore.

            Lorsque nous parvenons à l’albergue, Serge est à la douche et les deux filles sont en train d’étendre leur lessive sur les tancarvilles. Ce soir pour le dîner ce sera spaghettis à la bolognaise ; je m’occupe de la cuisson des pâtes et Serge se charge du reste, le plus difficile : la sauce tomate, les oignons, la viande hachée. José lui a tiré la carte « vaisselle ». Demain, ce sera la tour des filles. Il y a une telle ambiance dans le groupe, une telle entente et une telle complicité entre nous que toutes ces tâches, loin d’être contraignantes, se transforment toujours en parties de rigolade. En cette fin de mois d’avril les soirées sont déjà chaudes alors nous décidons de dîner sur la terrasse, à l’extérieur. Nous avons invité Miguel, l’hospitaléro, qui apporte de quoi épancher notre soif et satisfaire nos gosiers. Soudain, alors que nous sommes au milieu du repas, apparait Santiago. Il a perdu la vivacité que je lui ai connue ce matin, efflanqué et complètement déshydraté il fait peine à voir. Miguel lui apporte un seau d’eau. Santiago y plonge la tête et lape pendant plusieurs minutes puis fait le tour de la table, nous léchant en guise de remerciements. Le repas terminé nous lui préparons une gamelle de tous nos restes, Miguel y ajoute la paella que les pèlerins de la veille avaient eu la gentillesse de nous laisser dans le frigo. Il dévore le tout aussi vite qu’il a bu l’eau. Je raconte alors l’épisode de ce matin sur la route, la rencontre avec le chien sorti de nulle part, les frayeurs qu’il m’a faites, le nom de Santiago que je lui ai donné et auquel il semblait répondre. Alors chacun l’appelle :

              Santiago, viens ici ; Santiago, au pied….

Et le chien semble écouter, allant de l’un à l’autre, léchant les mains, tortillant sa queue pour manifester sa joie, mais au final revenant toujours vers moi. J’examine alors son collier, un vieux ruban de cuir craquelé que je devine avoir été rouge à l’origine au vu des quelques traces de verni que la transpiration de l’animal a épargnées. En le faisant tourner tout autour de son cou j’espère y trouver un nom, une adresse, un numéro de téléphone : rien et pas davantage de tatouage dans les oreilles. L’hospitaléro nous avoue que ce n’est pas la première fois qu’il rencontre des chiens errants, expliquant que dans la région d’Estramadure il y a beaucoup d’oiseaux, essentiellement des perdrix rouges, et que le week-end des chasseurs viennent de Séville, de Cordoue et plus loin encore. Ils sont accompagnés d’une meute de chiens pour débusquer les volatiles et n’ont plus qu’à les tirer en vol. Je me souviens effectivement que, lorsque j’avais parcouru le Camino Mozarabe, entre Grenade et Mérida, le dimanche matin, ça pétaradait dans tous les sens et des oiseaux par dizaines, effarouchés, s’envolaient des oliviers. J’avais échangé quelques mots avec des chasseurs qui regagnaient leur voiture, un pick-up 4X4 avec une plate-forme aménagée pour le transport de chiens et ils m’avaient expliqué la technique de cette chasse et secouant les grappes de perdrix accrochées à leur veste ils m’avaient fait comprendre que la sortie du jour avait été particulièrement fructueuse.

            Pour cette nuit Miguel décide d’attacher Santiago à un pilier de la terrasse et nous dit que demain, il prendra contact avec un chenil de la région, dont le gérant est un ami, pour lui confier le chien. Avant de regagner le dortoir, chacun a une caresse et un petit mot gentil pour Santiago :

            —  À demain Santiago, bonne nuit Santiago….

 Pour ma part j’ai droit à un régime particulier, une avalanche de léchouilles sur toutes les parties du visage.

            —  Bonne nuit Santiago.

 Au petit matin, avant toute chose, j’ouvre la porte pour retrouver Santiago. Ses léchouilles me manquent déjà. Et là surprise, il a disparu ! La cordelette avec laquelle Miguel l’avait attaché a été rongée. Je l’en avise, mais il ne me donne pas l’impression d’en être particulièrement mécontent : un souci de moins se dit-il certainement. Je ne peux pas lui en faire grief, car c’est la même pensée qui m’est venue à l’esprit hier sur la route lorsqu’il m’avait faussé compagnie. Mais pour moi, aujourd’hui, c’est différent, depuis qu’il m’a retrouvé hier soir je dois avouer que j’éprouve quelque chose pour lui. Lorsque j’annonce sa disparition aux amis pèlerins, tous manifestent une certaine déception. Ils savaient bien qu’il fallait le quitter ce matin, mais ils ont le cœur gros de ne pouvoir le caresser une dernière fois, de lui dire simplement, au revoir Santiago.

Aujourd’hui c’est encore une longue étape qui nous attend : 34 kilomètres pour nous conduire à Monesterio, à travers le parc naturel de la Sierra Norte. Je laisse partir Serge et José et je prends le chemin avec Tatiana ; Agnethe partira plus tard, la faute à un rituel qu’elle observe tous les matins avant de chausser les godillots. Après une heure de marche, quelle n’est pas notre surprise lorsque l’on voit Santiago venir ventre à terre à notre rencontre. Il est fou de joie de nous retrouver, sa queue bat dans tous les sens, il nous lèche, nous fait la fête. J’éprouve du bonheur à le retrouver mais que faire avec lui, ici, au beau milieu d’un parc de près de 200 hectares ? Je me dis qu’au moins il ne risque pas de se faire écraser par une voiture. Il a l’air assoiffé alors je sacrifie une de mes gourdes, lui versant l’eau dans sa gueule grande ouverte. Il semble apprécier, mais ne mesure certainement pas que tout à l’heure c’est peut-être moi qui vais tirer la langue, alors avec Tatiana nous évaluons nos réserves et nous nous mettons en mode « économie d’eau », espérant tout de même trouver un robinet sur notre parcours. Santiago a plus de chance que nous car plus loin nous rencontrons des arroyos, ces ruisseaux peu profonds qui courent à même le sol et que les pèlerins traversent en jouant les funambules sur les galets qui affleurent la surface de l’eau. À la pause déjeuner, Santiago est encore là pour partager notre casse-croute : charcuterie, pain, fromage. Que le gardien du parc soit rassuré, Santiago s’est chargé de ne laisser aucune trace de notre pique-nique !

            Lorsque nous parvenons à l’albergue de Monesterio, j’explique la situation à l’hospitaléro. Il me fait la même proposition que son homologue d’Almadén de la Plata : il se chargera demain matin de contacter un chenil, il dit lui aussi avoir des relations, peut-être les mêmes que Miguel ! Durant notre discussion je ne cesse de caresser Santiago et soudain, jouant avec son collier, je remarque quelque chose qui m’avait échappé hier : à l’intérieur je distingue des chiffres et je comprends alors que ce doit être un numéro de téléphone. Les caractères sont à demi effacés, mais je finis par reconstituer l’ensemble. Sans plus tarder, je sors mon portable et compose le numéro. Après deux sonneries un homme décroche :

              Bonjour Monsieur, je suis un pèlerin et actuellement à l’albergue de Monesterio. Depuis deux jours il y a un chien qui me suit, il est encore avec moi et je viens de trouver sur son collier votre numéro de téléphone. Lui dis-je en espagnol.

 Sans me laisser le temps de décrire l’animal, il me répond :

               C’est mon chien Monsieur, c’est Santiago, il s’est perdu dimanche quand je chassais les perdrix à Burguillos !

Je suis interloqué en entendant le prénom du chien, alors j’insiste.

             Je veux être sûr d’avoir bien compris, il s’appelle comment votre chien ?

            — Santiago, Monsieur, c’est un chien noir avec les pattes marron !

            — Oui c’est bien cela ! lui dis-je complètement abasourdi.

 

 

 

Santiago et Serge

Santiago sur la route

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal,

le Parc du Berrocal, l'entrée en quittant la route

Chasseurs  de perdrix rouges et leur chien


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