vendredi 12 mars 2021

Garde à vue

        Quiconque a parcouru le Chemin de Compostelle pourrait conter des anecdotes toute une nuit durant et probablement davantage. La vie de tous les jours, celle que connaît chacun de nous, qui n’a pour seul décor que la maison où l’on vit et le bureau où l’on travaille et pour seuls personnages la famille et les collègues, offre bien souvent trop peu d’écarts avec la routine. À l’opposé, celle de pèlerin apporte vis-à-vis de ce modèle une véritable émancipation : les décors changent constamment au fil des lieux traversés, chaque hébergement est une découverte, les rencontres sont quotidiennes, aussi nombreuses que variées, hormis le sentier rien n’est tracé, tout est improvisation : autant d’ingrédients pour mettre le marcheur devant des situations singulières, insolites et parfois cocasses.

         Je ne fais pas exception à cette règle. Pour avoir arpenté plusieurs milliers de kilomètres sur les Chemins de Saint-Jacques, j’ai collecté dans ma besace moult histoires qui mériteraient leur place dans un recueil que, peut-être un jour, je trouverai le temps et le courage d’écrire. En attendant, je réserve les plus drôles pour alimenter nos conversations entre pèlerins et faire qu’ainsi les longues étapes paraissent moins ennuyeuses. En effet, sur le Chemin, les discussions de jacquets tournent très souvent autour du Chemin, en fait le seul sujet qu’ils aient en commun et qu’ils peuvent partager sans risquer de lasser l’autre. Lors d’une de mes nombreuses pérégrinations, j’avais marché durant quelques jours avec un Français, Paul, un Gascon, la soixantaine, un grand gaillard qui avait su préserver son corps de tout embonpoint. Je n’en connaissais guère plus de sa personne, car ce n’est pas dans ce lieu, où nous sommes tous quelque part à la recherche d’une autre peau, que chacun étale sa vie d’avant ou cherche à éblouir l’autre par son statut social. Paul n’appartient pas à cette catégorie de pèlerins que l’on rencontre chaque soir après l’étape et avec lesquels on partage le dîner ; c’est plutôt un marcheur solitaire. À l’albergue, il préfère cuisiner une platée de raviolis au beurre plutôt que se mêler au groupe qui a fait le choix de terminer la soirée au restaurant. C’est sa philosophie. Il fait le Camino pour être libre et en ce sens ne veut être tenu par aucune contrainte, aucun horaire, aucun menu, c’est lui seul qui décide pour lui.

         Ce matin après un petit déjeuner pris à l’écart des autres, il s’est engagé sur cette étape d’une vingtaine de kilomètres qui relie Calzada de Bejarx à Fuenterroble de Salvatierra. Je quitte le gîte peu après lui, mais ne tarde pas à le rattraper, car il n’est pas du genre à arpenter les sentiers la tête dans les godillots. Non, il sait s’arrêter, prendre le temps de photographier, d’admirer ces magnifiques paysages que nous offre ce Camino de La Plata, de dire deux mots sympathiques à ceux qui le doublent et de toute évidence l’heure à laquelle il arrivera semble lui importer assez peu. Mais aujourd’hui, lorsque je parviens à sa hauteur, que je lui lance le traditionnel « buen camino » en m’apprêtant à le dépasser, je sens qu’il cherche à m’emboîter le pas et qu’il ne veut pas me laisser filer comme les autres jours. Restant à ma hauteur il ne tarde pas à engager la conversation et rapidement, à ma grande surprise, se montre un peu plus loquace qu’à son habitude ; peut-être que la solitude du Chemin commence à lui peser ! C’est là qu’il me dit s’appeler Paul et venir du pays du Floc. Je n’en saurai pas davantage sur sa vie privée. Immédiatement il oriente la discussion sur les rencontres qu’il a faites, les moments surprenants qu’il a connus, et chemin faisant, chacun d’alimenter la conversation avec des anecdotes plus insolites les unes que les autres.

         Celui que j’avais jugé comme quelqu’un de réservé et taciturne enchaîne souvenir sur souvenir avec l’art de mettre en haleine son interlocuteur. Incontestablement, l’homme possède de vrais talents de narrateur. Après m’avoir raconté qu’une fois, alors qu’il visitait une église et qu’un mariage y était célébré, les jeunes mariés l’avaient invité à l’apéritif et avaient souhaité le garder pour le dîner, il me livre une aventure encore plus surprenante. Mais je vous laisse en juger par vous-même !

          C’était il y a deux ans, dans les derniers jours du mois de novembre. Ce soir-là, Paul arrivait dans un bourg de fin d’étape et comme tous les jours après sa longue marche il n’avait qu’un objectif : rejoindre l’albergue municipale pour se requinquer et y passer la nuit. Il avait bien noté le matin en parcourant son guide qu’en cette période de l’année, plus proche de l’hiver que de l’été, il n’y avait plus d’accueil, mais que l’hébergement était toujours possible à la condition d’aller récupérer les clés à la policia local et de les y rapporter le lendemain matin. Cela ne l’avait pas particulièrement surpris, car beaucoup de gîtes pratiquent de cette manière pour éviter de conserver du personnel alors que la fréquentation en cette période devient très aléatoire. J’avais moi-même connu ce mode de fonctionnement sur le Chemin portugais dans une petite ville au nord de Porto, Vilarinho ; une affiche sur la porte demandait aux pèlerins de retirer les clés à la pharmacie. Elle ne précisait pas que le jour du Seigneur l’officine était fermée et j’avais dû alors me replier sur une petite auberge moyennant bien évidemment quelques euros de plus. Pour Paul, aucun risque d’être confronté à semblable mésaventure, car la policia local est ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Lorsqu’il s’y rend, deux officiers de police assurent la garde : le commissaire, la cinquantaine, occupé au téléphone et une jeune dame qui doit faire ses premières armes dans le métier. Voyant Paul entrer avec son sac à dos et son grand bourdon de jacquet, sans même attendre sa question, elle se dirige vers un tableau où semblent suspendus tous les trousseaux de clés de la cité. Elle en décroche un qu’elle tend à Paul lui disant :

–– N’oubliez pas de me le rapporter demain matin à votre départ ; ce sera une collègue qui sera là !

–– Ok, je n’y manquerai pas, bonne soirée !

         Paul en arrivant dans la ville avait repéré l’albergue, juste à côté de l’église, dans un angle de la plazza Mayor. Il s’y rend et tout en marchant pense déjà à ces instants de bonheur qu’il va connaître lorsqu’il jettera tout son barda au pied du lit et dénouera les lacets de ses chaussures. Un plaisir que chacun connaît bien et qui est suivi en général par deux autres : prendre une douche puis déguster une bière dans le bar le plus proche. Paul est maintenant face à la porte du gîte, une porte qui lui paraît être fabriquée en contreplaqué, ce qui le surprend un peu, car son aspect fait un peu tâche dans le décor moyenâgeux des bâtisses alentour. Paul tire la clé de sa poche et s’apprête à l’introduire dans le canon de la serrure quand il s’aperçoit que c’est inutile d’essayer, l’un et l’autre ne sont visiblement pas de la même époque. Il s’en retourne à la policia local et explique le problème à la jeune policière, qui se dit surprise, puis lorsque Paul lui précise que la porte semble neuve, se rappelant soudain que des travaux de remise en état avaient été commandés sur l’ancienne, elle comprend alors que la nouvelle n’est qu’une porte provisoire. Où trouver la clé se dit-elle ? Pas simple, car c’est aujourd’hui samedi et l’entreprise en charge des travaux est fermée. Elle évoque le problème avec son supérieur qui n’a pas davantage la solution et qui par sa moue laisse vite comprendre qu’il ne souhaite pas s’embêter avec ce souci à la veille du week-end. Il s’adresse alors à Paul :

                  –– si vous le souhaitez nous pouvons vous accueillir ici. Nous avons deux cellules de garde à vue qui sont certainement aussi confortables que les lits de l’albergue ! Venez, je vais vous faire visiter !

L’officier accompagne Paul à travers un dédale de couloirs. De chaque côté c’est une succession de portes de bureau et au fond, face à face, deux cellules séparées du couloir par un mur de barreaux. Dans chacune, à même le sol, un matelas mousse avec une couverture pliée en quatre, à côté une petite table et une chaise métallique : un équipement finalement assez peu différent du gîte, pense Paul. La visite s’achève du côté des sanitaires et sur le retour à l’accueil le commissaire lance un regard interrogateur à Paul pour recueillir son avis.

                   –– Oui, c’est parfait, j’accepte votre proposition, ce sera une belle expérience et au moins ici il n’y aura pas de ronfleur !

                   –– Pour le dîner, comme vous devez savoir, tous les commerces d’alimentation sont fermés le samedi après-midi et le dimanche, mais si vous voulez vous pourrez partager notre repas, ma collègue a apporté des pâtes à la carbonara qu’elle a préparées chez elle ; elle en fait toujours pour un régiment !

                  –– Avec plaisir ! j’ai un saucisson et du fromage, je pourrai les ajouter au menu, propose Paul.

                  –– Ok, nous dînons à 20 heures, à toute à l’heure Monsieur…

                  –– Paul ! Je m’appelle Paul !

         Paul choisit une des deux cellules, pose son sac à dos, retire enfin ses godillots et va prendre sa douche. À 20 heures il rejoint les deux policiers. La dame a déjà dressé la table, mis des serviettes et la carafe d’eau ; service oblige, ce soir ce sera agua et non vino. Heureusement, avec toutes ses pérégrinations en Espagne, Paul maîtrise assez bien la langue de Cervantes et peut donc converser sans trop de difficulté avec ses hôtes même si parfois il est obligé de se faire expliquer certains mots qu’il n’a pas encore dans son vocabulaire. Ils l’interrogent sur le camino, les étapes qu’il fait, pourquoi il le fait, sa vie dans le privé et eux de leur côté parlent de leur ville, de leur travail. Ils sont de service toute la nuit et demain matin ils seront relevés par une autre équipe. Ils lui disent que le samedi soir ils sont quelques fois appelés pour des rixes dans les bars.

                  –– C’est vers minuit que cela arrive, après les matchs de foot diffusés sur de grands écrans. C’est un peu comme en France avec l’OM et le PSG, ici il y a ceux qui soutiennent le Barça et ceux qui ne vivent que pour le Réal Madrid et quelques fois ça s’échauffe entre eux et nous devons intervenir. Souvent ce sont les mêmes gars qui se bagarrent ; nous les connaissons tous !

         Après le repas Paul ne manque pas de complimenter la jeune dame pour la qualité de sa cuisine, puis il demande au commissaire de lui tamponner sa crédential pour attester, si besoin était, de son passage dans la localité, mais surtout pour conserver un souvenir indélébile de cette aventure. L’officier encre son tampon et l’applique bien fortement sur la première case libre du document ; un geste qu’il a certainement davantage l’habitude de faire en bas d’un dépôt de plainte que sur le passeport d’un pèlerin. Apparait alors sous son cachet l’effigie de la couronne d’Espagne surmontée d’un sabre et d’une épée, une figure bien différente des coquilles et cathédrales que tout pèlerin a pris l’habitude de voir sous le tampon des hébergeurs. Vers 22 heures Paul quitte ses hôtes et rejoint sa cellule, où, épuisé par l’étape du jour, il s’endort rapidement. Peu après minuit il est tiré de son sommeil par un énorme vacarme. Il voit alors les deux policiers arrivant avec un homme menotté qui éprouve beaucoup de difficultés à garder l’équilibre et qui jure comme un charretier. Ils l’enferment à double tour dans la cellule d’en face et expliquent à Paul que l’individu a provoqué une rixe au bar et qu’ils ont dû intervenir pour ramener le calme.

                   –– C’est une vieille connaissance, pas un mois sans qu’il vienne passer une nuit en cellule. Il n’est pas dangereux ! Soyez rassuré, alcoolisé comme il est, il ne va pas tarder à s’endormir !

         Effectivement sitôt les deux policiers repartis à leur bureau, et après avoir vociféré contre eux et meuglé encore quelques insultes à leur égard, l’homme s’affale sur le matelas et s’assoupit. Au petit matin, vers sept heures, Paul se réveille, étonné de se trouver derrière des barreaux et se demandant pourquoi il a passé la nuit dans une cellule de garde à vue. Le film de la soirée lui revient vite en tête, la clé qui n’ouvre pas la porte, les policiers qui lui proposent de l’héberger et cet individu dans la cellule d’en face qu’ils sont venus mettre à dégriser sur le coup de minuit. À ce moment-là, la policière pénètre dans le couloir et s’adresse à lui :

                  –– bonjour Paul ! Vous avez bien dormi ?

Puis se tournant vers l’occupant de la cellule d’en face qui est en train de se retourner sur sa paillasse :

                  –– et vous Vicente, comment ça va ce matin ? Vous en teniez une sacrée hier soir ! Ça devient une habitude les soirs de matchs !

Elle poursuit se retournant vers Paul :

                  –– venez prendre le desayuno (petit déjeuner) avec nous. Comme tous les dimanches matin le boulanger de la plazza Mayor nous a apporté un plateau de croissants. Vous aussi Vicente, si vous êtes rétabli joignez- vous à nous, vous nous raconterez votre soirée et nous vous libérerons ensuite !

         Un boulanger qui, tous les week-ends, offre les croissants à la police, ça surprend Paul qui s’interroge sur les raisons de cette générosité. Il pense alors que l’acte n’est peut-être pas totalement désintéressé et que d’une façon ou d’une autre il doit bien y avoir quelque part un retour d’ascenseur ! Il abandonne vite cette réflexion qu’il juge inopportune et sans le moindre intérêt pour lui. Accompagné de la policière et de Vicente il rejoint le bureau d’accueil où le commissaire est en train de servir le café dans les tasses ; apercevant Vicente, il le salue d’un clin d’œil et lui ajoute une tasse. Paul commence à comprendre que ce Vicente est un habitué des lieux et qu’avec les policiers il y a une réelle complicité. C’est d’ailleurs lui qui engage la conversation. Se tournant vers Paul il lui lance :

                  –– je ne comprends pas ! Quand je me suis réveillé ce matin et que je vous ai vu dans la cellule d’en face dormant encore, votre porte était grande ouverte ! ça veut dire que lorsqu’ils vous ont mis là, vous étiez encore plus « bourré » que moi et qu’ils n’ont pas jugé bon de fermer la grille sachant que vous n’étiez pas capable d’aller bien loin ?

Une réflexion qui ne manque pas de faire éclater de rire Paul et les deux policiers. Alors Paul se lance dans les explications.

                  –– Non, je n’ai pas passé la nuit au bar, je n’ai pas regardé le match, d’ailleurs je ne sais même pas si c’est le Réal ou le Barça qui a gagné, je suis pèlerin sur le Chemin de Compostelle et hier soir je suis venu chercher la clé de l’albergue au comisaria de policia local comme c’était indiqué sur mon guide. Seulement le trousseau que ces policiers m’ont donné n’était pas le bon, je n’ai pas pu ouvrir la porte et ils ont eu la gentillesse de m’accueillir ici.

À ce moment Vicente s’esclaffe et regardant Paul :

                  –– alors vous me devez une fière chandelle, car si ce matin vous mangez des croissants ici, c’est bien grâce à moi !

Personne ne semble comprendre la réflexion de Vicente alors le policier l’interroge :

                  –– vous voulez dire quoi Vicente, je ne saisis pas ?

                  ––  Eh bien figurez-vous que la porte c’est moi qui la répare. Hier matin mon patron m’a amené à l’albergue. Il m’a demandé de poser la porte en contreplaqué et lui est parti avec l’ancienne pour la remettre en état à l’atelier. Auparavant il a enlevé la serrure et me l’a donnée pour que je la fixe sur la porte provisoire, me disant que quand j’aurai fini, je pourrai rentrer chez moi, j’habite à deux pas. Seulement hier soir, sur le coup des 18 heures je n’arrivais pas à changer la serrure, car il fallait entailler la pierre et mon patron ne m’avait pas donné les bons outils et de plus je voyais les copains arriver au bar pour l’apéro. J’ai donc arrêté le chantier, et je suis parti à la maison me laver et me changer pour la soirée.

                  –– Et la serrure ? dit le policier.

                  –– Elle est chez moi ! Lundi mon patron reviendra avec la porte réparée et je la refixerai.

                  –– Mais il ne vous est pas venu à l’idée qu’il pouvait y avoir un pèlerin ce soir ? Interroge la policière.

                  –– Non ! J’ai tout simplement pensé que pour faire le Chemin à cette époque il fallait être complètement fêlé !

Paul ne peut accepter une telle leçon de morale surtout venant d’un homme qui, il y a quelques minutes encore, était menotté derrière un mur de barreaux, alors pour mettre fin au débat il lui répond d’un air sarcastique :

                  –– vous savez Vicente, faire le Chemin à cette saison n’est pas plus décalé que de s’enivrer jusqu’à provoquer une bagarre générale pour défendre une équipe dont vous ne savez même pas à cette heure si elle a gagné ou perdu !

 

 

 

 

          


 

Cellule de garde à vue

 

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