jeudi 11 février 2021

Le chien et le renard

 

 

                           Le chien et le renard

 

            Pierre était ce que l’on peut appeler un inconditionnel du Chemin, pas n’importe lequel, celui qui conduit les pèlerins à Saint-Jacques-de-Compostelle. Depuis près de dix ans qu’il a déposés stylos, ordinateur et autres accessoires qui constituaient son cadre de travail, il ne se passe pas une année sans qu’il aille arpenter les chemins et si on lui demande pourquoi cet engouement il vous fait toujours la même et unique réponse : « fais-le et tu comprendras ! ». S’il est mordu du Chemin, il l’est aussi des chiens. Une passion qu’il doit à son épouse Sophie. C’est elle qui dès leur mariage a introduit le toutou dans leur vie. Il ne les achète pas chez des éleveurs, ne recherche pas les pédigrées avec des noms à particule que l’on ne rencontre chez les humains que dans la noblesse d’un certain rang, non, il va les chercher dans les chenils, là où ils attendent patiemment un nouveau maître depuis que le dernier les a lâchement abandonnés.

            Il se souvient encore du jour où il avait trouvé celui qui partage leur vie depuis trois ans. C’était au « Chenil du Lac », une institution gérée par la SPA et située à deux pas de chez lui. Il y avait une longue allée et de part et d’autre des enclos de moins de cinq mètres carrés avec un petit abri et deux gamelles pour recevoir la nourriture : l’une pour l’eau, l’autre pour les croquettes. Tous avaient devant leur cage, accrochée au grillage de la porte, une ardoise noire, les mêmes que celles que Pierre avait connues à l’école primaire et qu’il fallait brandir très vite et très haut lors des séances de calcul mental. Sur chacune était inscrit un nom au feutre blanc : Oscar, Nouchka, Nestor, Mambo … Un seul n’avait pas de nom, peut-être n’était-il pas baptisé ! C’était un berger australien et c’est devant lui que d’instinct, Pierre s’est arrêté. Le chien a compris qu’il avait soudain une opportunité de sortir de ce bagne, alors il a regardé Pierre avec cet air dans les yeux et des inclinaisons de la tête qui disaient « emmène-moi, s’il te plait emmène-moi ! ». C’était suffisant pour faire craquer Pierre. Il l’a appelé Owen. Le gardien lui a confié qu’il était arrivé la veille. Son maître venait de décéder et les enfants ont voulu se débarrasser de cette pièce de l’héritage un peu trop encombrante, alors ils l’ont confié au chenil. Depuis ce jour, le maître et son protégé sont inséparables ; pas une promenade sans Owen, pas un jour sans léchouilles.

            Six mois se sont écoulés depuis l’arrivée d’Owen dans la famille. C’était aux premiers jours du printemps et aujourd’hui l’automne pointe déjà son nez ; l’automne, cette période que Pierre a choisie depuis des années pour partir sur les Chemins de Compostelle. Il en a sillonné beaucoup, des itinéraires français, mais aussi ceux de la Péninsule et même du Portugal.

            Il se dit que cette année il pourrait faire un des derniers Chemins qui manque à son palmarès et que Owen pourrait l’accompagner. Loin d’être une contrainte, ce serait une compagnie, car Pierre n’est pas de ces pèlerins qui en fin d’étape pousse la porte d’un hôtel et n’ont que le souci de savoir si ce sera baignoire ou douche ou même de ces autres, moins argentés, qui s’arrêtent dans les gîtes municipaux là où il faut partager l’espace avec d’autres congénères, non, Pierre est un solitaire épris de liberté et son mode d’hébergement, c’est le bivouac et pour rien au monde il n’en changerait. Il pense aussi qu’en plus d’être une agréable compagnie, Owen saura être un bon gardien.

            Alors en septembre tous deux s’élancent sur le Camino Norté, ce Chemin qui débute à Irun, à la frontière française, pour rejoindre Santiago au terme d’un parcours de cinq cents kilomètres en bordure de l’océan en traversant ces magnifiques provinces de la Cantabrie et des Asturies avant d’atteindre la Galice.

            Tout se déroule à merveille. Owen semble apprécier cette nouvelle vie, Pierre adapte la longueur des étapes en fonction des signes de fatigue du chien. Chaque soir il surveille les coussinets de ses pattes qui ont tendance à se craqueler et à le faire boiter, toujours il évite l’asphalte lorsqu’une alternative est possible par les bois ou les champs. Le bivouac a notamment cela comme avantage, que l’on n’est pas contraint par un planning à respecter, une cadence à tenir.

            Les deux compagnons ont maintenant dépassé Bilbao. Hier au soir ils avaient installé le camp un peu en amont de cette grande cité, bien connue entre autres merveilles pour son musée Guggenheim, mais ici, malheureusement, la nuit fut moins calme que les précédentes où ils n’avaient pour fond sonore que le bruit des vagues déferlant sur la plage. Là, à Zamudio, Pierre n’avait pas remarqué en plantant sa tente qu’il se situait à quelques kilomètres seulement de la piste d’atterrissage des avions, juste à l’endroit où, dans un vacarme assourdissant, ils ouvrent les volets pour déployer leur train d’atterrissage. Owen cette nuit-là n’a pas manqué un seul vol. Attaché à son piquet, il repérait les engins à leurs phares dès qu’ils se présentaient à l’horizon et debout sur ses pattes arrière, le museau fixant le ciel, les accompagnaient de ses aboiements jusqu’à ce qu’ils disparaissent de sa vue. Inutile de dire que le maître et le chien n’ont pas beaucoup dormi.  Pierre connaissant parfaitement son itinéraire n’a pas oublié que, dans quelques jours, ils traverseront Santander, cette autre grande agglomération de Cantabrie qu’il sait desservie par de nombreuses compagnies aériennes alors sur le principe « qu’un homme averti en vaut deux », avant de déployer le bivouac, il s’enquerra de savoir où est l’aéroport.   

            Parfois il choisit de s’arrêter dans un camping, il y en a beaucoup sur cette côte très prisée des touristes et en cette fin de saison estivale il n’a aucune difficulté pour y trouver de la place. C’est l’occasion pour lui de prendre une bonne douche, de faire un brin de lessive, mais aussi de profiter du snack pour déguster un vrai repas. Owen lui reste aux croquettes et attend bien sagement, attaché à un arbre, le retour du maître. Des croquettes, Pierre en a toujours un ou deux kilos dans son sac et veille à ne pas rater un ravitaillement au risque de devoir partager son cassoulet. Si le confort y est meilleur qu’en pleine nature, les nuits n’y sont pas pour autant plus reposantes : ici, ce n’est pas la faute aux avions, mais aux passants qui rentrent du restaurant à des heures un peu tardives aux yeux d’un pèlerin et qui profitent du retour pour achever leurs discussions sans toujours bien mesurer l’intensité de leur voix. Donc Pierre pour toutes ces raisons en est arrivé à éviter ce genre d’installation, et si longeant le littoral, il peut faire un semblant de toilette à la douche d’une plage, c’est un jour de plus ou il pourra dormir dans la campagne, bien loin des brouhahas de la civilisation. Ce Chemin a ceci de merveilleux et d’incomparable à aucun autre dans ce sens qu’il longe la côte, courant de plage en plage et ne s’enfonçant dans les terres qu’à de rares moments.  En cette saison l’océan est encore chaud et Owen en profite pour jouer avec les vagues sous l’œil amusé des quelques vacanciers restants, qui ne manquent jamais de crier et de le repousser lorsque, sortant de l’eau, il vient s’ébrouer vers eux.

            Un beau jour, les deux compagnons atteignirent Comillas, une petite station balnéaire de la côte cantabrique, une de ces cités espagnoles dans laquelle Gaudi a exercé son art ; il y a édifié la villa El Capricho une petite merveille d’architecture et d’ingéniosité pleine de couleur et de fantaisie. Pierre n’a pas manqué la visite de ce chef-d’œuvre, confiant pour quelques instants la garde d’Owen à l’hospitaléro de l’albergue dans laquelle il était venu faire tamponner sa crédential. Ce soir-là, quittant la ville un peu trop bruyante à son goût, il est allé installer son bivouac quelques kilomètres plus loin, à la lisière d’un bois, dans un pré descendant en pente douce vers la mer et se terminant par une large plage de sable fin. L’herbe venait d’être coupée et l’air sentait encore cette bonne odeur du fourrage qui vient tout juste de sécher. À cette heure le soleil était en train de disparaitre petit à petit derrière les Picos de Europa, ces hautes montagnes aux sommets déchiquetés, qui servaient de phare aux navigateurs venant de l’ouest. Après le dîner, Pierre s’était assis sur le sol et savourait ces moments de repos bien mérités, admirant la lumière scintillante que laissaient les derniers rayons de soleil sur l’océan. Des instants de bonheur et de calme qu’il savait trop rare et trop éphémère pour ne pas en profiter pleinement. L’air était frais, empli de ces effluves champêtres qui ne se révèlent que le soleil couché. Cette nuit-là, l’obscurité ne fut jamais totale, car c’était une nuit de pleine lune, une de ces nuits où l’on dit que le sommeil a du mal à venir et où les sages-femmes ne savent plus où donner de la tête. Pierre a passé de longs moments ainsi à contempler le paysage qu’aucun souffle de vent ne venait troubler, à humer toutes ces senteurs où se mêlaient les odeurs de la mer à celles des champs voisins ; des instants de bonheur et de béatitude qui le confortèrent à penser qu’il ne peut pas y avoir d’autres manières de faire le Chemin. Puis la fatigue de la journée le gagnant il mit fin à sa méditation. Dès ses premiers mouvements Owen compris que c’était l’heure, que son maître allait maintenant fixer une corde entre un arbre et son collier, puis qu’il rentrerait dans sa maison de toile dont il ne sortirait qu’au lever du soleil. Alors comme tous les soirs, quand ce moment de se séparer est venu, il fit quelques léchouilles à Pierre et s’allongea devant la tente.

            Au beau milieu de la nuit, Owen se mit à aboyer, poussant des cris très forts qui firent sursauter son maître. Pierre comprend immédiatement qu’Owen n’est pas en train de rêver, pas davantage de se battre avec une libellule, mais qu’un vrai danger menace leur campement. Ouvrant la fermeture de la tente, il n’a que le temps d’apercevoir la silhouette d’une bête rentrant dans le bois voisin, et tenant quelque chose dans sa gueule. Il a tôt fait de comprendre que c’est une de ses chaussures et que l’animal qu’il a vu s’enfuir était probablement un renard. Pierre libère Owen qui s’égosille à aboyer de plus en plus fort et le chien, bondissant, s’engouffre dans les fourrés pour poursuivre l’intrus.  Il connait suffisamment Owen pour savoir que la bataille livrée, vainqueur ou vaincu, il reviendra.

En hâte, Pierre passe quelques vêtements et, les tongs à ses pieds, s’engage dans le sous-bois appelant Owen qui déjà est bien loin. Il parcourt ainsi plusieurs centaines de mètres, s’aidant de sa frontale pour éclairer les endroits trop sombres où la lumière de la Lune ne peut pénétrer. Il entend au loin les aboiements d’Owen qui court après le renard. Il pense alors que sa recherche est inutile, que celle d’Owen n’a guère plus de chance d’aboutir et rentrant vers son bivouac il échafaude un plan pour continuer son Chemin, se disant qu’il poursuivra avec ses tongs, qu’il choisira des chemins faciles et qu’à Santander qui n’est plus qu’à deux jours de marche, il pourra acheter de nouvelles chaussures. Il attend encore un moment, assis devant sa tente ; les aboiements se font plus lointains et plus rares jusqu’à disparaitre complètement. Il connait bien Owen, il sait qu’il rentrera, car plusieurs fois déjà il a couru après des lapins dont il n’a jamais vu que les poils de la queue et chaque fois il est revenu. Pierre rejoint son duvet et finit par s’endormir.

            Au réveil, les évènements de la veille lui reviennent immédiatement en tête. Il se souvient du renard se sauvant avec la chaussure et Owen à ses trousses. Il se précipite alors à l’extérieur et découvre son chien allongé en train de dormir, la tête entre ses pattes, comme il en a l’habitude. Owen ouvre les yeux, regarde son maître, tourne sa tête vers les chaussures et lançant un regard qui semble dire : « tu vois, je suis rentré et ta chaussure je l’ai retrouvée ». Pierre, stupéfait et ravi se penche pour embrasser Owen ; il remarque alors que son museau est ensanglanté. Il l’examine cherchant où sont les blessures et là rien, pas une égratignure et un nouveau regard d’Owen qui semble lui dire : « eh oui patron, je l’ai tué ! ».

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Los Picos de Europa

El Capricho de Gaudi

 

Owen et les chaussures au petit matin


 

 

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