dimanche 20 décembre 2020

Naufrage sur le Rio Minho

 

Nous sommes en octobre 2018. Depuis quelques jours, je pérégrine sur le Camino de la Costa, un chemin qui relie Porto à Saint-Jacques-de-Compostelle. Parti des rives du Douro il y a une semaine, je remonte lentement en bordure de l’océan, en direction de l’Espagne. Ces jours derniers une tempête d’une rare intensité a sévi au sud du Portugal, tout particulièrement sur la région de Lisbonne, causant d’énormes dégâts sur toute cette partie du littoral : ses effets se sont ressentis jusqu’au nord de Porto et m’ont valu une journée de déluge. Aujourd’hui encore, l’océan est fortement agité, de grandes vagues viennent se fracasser sur les rochers provoquant des gerbes d’écume. J’ai quitté ce matin Viana do Castelo pour rejoindre Caminha, une ville construite sur l’estuaire du Rio Minho, un large cours d’eau qui constitue une frontière naturelle entre le Portugal et l’Espagne. Au terme de l’étape, le Camino longe la rive sud du fleuve sur quelques kilomètres pour atteindre la ville, située légèrement en retrait de la côte. Lorsque j’y parviens, c’est marée basse. Le reflux a découvert de larges bancs de sable et de vase en bordure des rives, de part et d’autre quelques petits bateaux couchés sur le flanc attendent le prochain flot pour reprendre l’océan : un décor agréable aux yeux, avec un mélange harmonieux de couleurs.

Arrivant à l’albergue, je retrouve comme chaque soir les amis pèlerins connus au fil des étapes précédentes : il y a là Jörgen un Allemand de Bavière, il est de loin le plus rapide d’entre nous, Greg qui vient du Danemark, Linda une jolie Suédoise et Katy originaire de Norvège. Cinq autres pèlerins partagent notre gîte. Ici, nous sommes à environ trois kilomètres en amont de l’océan ; le fleuve s’y jette, ouvrant sur un large estuaire. Le premier pont pour traverser à pied sec se situe à une trentaine de kilomètres en aval. Il relie la ville de Tui à celle de Valença. Le tracé du Camino de la Costa, qui se veut être un chemin du littoral, ne prévoit pas de rejoindre ce passage, beaucoup trop à l’est. L’hospitalier nous explique que pour traverser il faut emprunter un ferry qui est amarré à quelques centaines de mètres de là, et nous précise que, compte tenu des marées et du tirant d’eau du bateau, le premier départ est prévu à dix heures. Au cours du dîner à l’albergue auquel nous l’avons convié, il dit connaître une combine pour traverser plus tôt. Il nous explique alors qu’il a des amis pêcheurs qui pourraient, avec leur embarcation de pêche, nous servir de passeurs. Ils nous permettraient de rejoindre la rive espagnole beaucoup plus tôt, moyennant cinq euros par passager. D’emblée, la plupart d’entre nous se disent intéressés : gagner trois heures sur une étape ça ne se refuse pas, d’autant que les cinq euros, le ferry nous les aurait demandés. Il appelle sur-le-champ José, son ami le pêcheur, qui se dit prêt à nous rendre ce service. Il nous rejoint à l’albergue pour nous préciser les modalités de l’opération. Tout en partageant avec nous la fin du repas et des bouteilles, il nous explique que le départ aura lieu à sept heures précises. Il viendra nous chercher un quart d’heure avant pour nous conduire à un embarcadère de fortune ; cela devra se faire dans la plus grande discrétion, car, sans le dire clairement, il laisse entendre que l’opération n’est pas complètement légale. Il précise que ses bateaux sont de petites tailles et qu’il faudra scinder notre groupe en deux. Jusque-là aucun problème, hormis le fait de découvrir que nous ne serons pas tout à fait en accord avec la loi. Qu’à cela ne tienne, le délit ne nous parait pas important au regard de l’enjeu et surtout pas assez pour renoncer à une telle opportunité. Il est vrai que le terme de « passeur » fait froid dans le dos quand on l’associe aux problèmes d’immigration, avec inévitablement en tête ces images de migrants en train de se noyer en mer, mais là, nous sommes bien loin d’établir le moindre lien. Néanmoins, il est vrai que nous allons changer de pays, mais ne sommes-nous pas au sein de l’Europe qui, dans les fondements de sa constitution, autorise la libre circulation des biens et des personnes ? Le délit porte plutôt à mon sens sur l’emploi de personnes non déclarées faisant concurrence à la ligne régulière assurée par les ferrys. Au beau milieu d’un repas de pèlerins, il en faut davantage pour nous faire douter. Sept d’entre nous maintiennent leur intérêt pour l’opération, les autres préférant attendre le ferry. C’est une soirée très conviviale, comme le sont toujours les dîners en albergue, autour de bonnes choses que chacun a achetées au supermarché voisin, sans oublier quelques bouteilles de vin du Douro. Je me souviens encore que ce soir-là, Jörgen nous avait cuisiné des champignons, accompagnés d’une sauce au beurre. Linda avait, quant à elle, préparé une omelette dans laquelle elle avait cassé pas moins d’une douzaine d’œufs, puis nous avions mélangé le tout. C’était un régal !

Au petit matin, à l’heure dite, nous retrouvons José dans le hall de l’albergue. Il est vêtu d’un ciré jaune et de bottes comme en portent les pêcheurs. Nous-mêmes avons dû passer les Kways ou les ponchos, car lorsque nous rejoignons l’embarcadère, un vent venant de l’océan fouette sur nos visages une pluie drue et glacée. Le jour n’est pas encore levé. Quand nous arrivons au bord de l’eau, c’est un décor lugubre qui s’offre à nos yeux. Les lampadaires apportent un semblant de clarté et nous font découvrir un fleuve très tourmenté : c’est marée montante, de grosses vagues venant de l’océan s’écrasent sur la berge dans un bruit assourdissant. Les ténèbres nous empêchent d’apercevoir l’autre rive. Nous patientons quelques instants, marchant en rond et sautillant pour nous réchauffer. « Il faut attendre les bateaux » nous dit José, scrutant la mer pour repérer les embarcations. Soudain, il s’écrie en portugais : « aqui estão os barcos ». Nous comprenons qu’ils arrivent. Ils sont deux et j’aperçois maintenant le premier, sortant de l’obscurité et se dirigeant vers nous. Un homme est assis sur la planche arrière, tenant la barre d’une main et de l’autre, muni d’une boîte de conserve, écopant l’eau au fond de la barque. Pour moi, c’est la grande surprise. Ce sont de simples barques de pêcheurs de rivière qui sont maintenant en train d’accoster et la première semble prendre l’eau. Je suis abasourdi ! Je regarde Katy. Par sa moue, elle exprime exactement ce que je ressens : de l’étonnement et surtout l’impression d’avoir été trompée sur la marchandise. Je me garde bien de lui faire le moindre commentaire, car connaissant ses répliques souvent cassantes, mais jamais dénuées d’humour, je sais ce qu’elle m’aurait rétorqué : « Ben quoi ? Tu attendais peut-être un yacht ? ». Les autres pèlerins semblent tout autant tétanisés que nous devant cette situation : un océan, car il faut parler d’océan à cet endroit et non de fleuve, déchaîné, et nous nous apprêtons à embarquer sur ces deux coquilles de noix dont l’une est percée et de surcroît de nuit, sous une pluie glaciale. José fait rapidement les présentations de ses deux acolytes : ce sont ses fils. Le plus âgé s’appelle Thiago et je n’ai pas retenu le nom de l’autre, mais ça ne me parait pas fondamental pour ce nous avons à faire ensemble. Ne cherchons pas les gilets de sauvetage, nos passeurs pensent certainement que c’est un équipement superflu ! D’ailleurs, lorsque j’interroge José sur la question, il fait la sourde oreille. Il est vrai que nous n’avions pas évoqué le sujet hier soir, pas plus d’ailleurs que la forme et la dimension des bateaux. Dans son discours il avait bien précisé qu’ils étaient de petites tailles, mais aucun d’entre nous n’avait imaginé alors ce genre d’embarcation à fond plat que l’on ne rencontre que sur des eaux calmes. À ce moment, nous ressentons tous la même chose, mais personne n’a le courage de dire stop, de remettre en cause le projet. C’est vrai, nous nous étions engagés, mais nous ignorions tout cela et donc ce ne serait pas faire injure que de renoncer. Aucun d’entre nous, semble-t-il, ne fait cette analyse et n’imagine faire marche arrière. L’enjeu parait trop important : gagner trois heures sur l’étape.

Les deux barques sont maintenant à quai et José dirige les opérations. Il organise l’embarquement : lui prendra la barre de la première barque avec cinq passagers, ses fils se chargeront de l’autre embarcation et prendront deux passagers : six personnes d’un côté et quatre de l’autre, j’imagine qu’il a de bonnes raisons de faire cette répartition. Il ne nous donne aucune explication. Je fais partie de la première embarcation avec Katy ; Linda et deux pèlerines hongroises sont placées face à nous. José dit deux mots à Thiago et démarre aussitôt, s’élançant sur le fleuve dans l’obscurité la plus complète. Alors que nous nous sommes éloignés d’une centaine de mètres de la rive, j’entends l’autre barque mettre les gaz pour quitter la berge. À cet endroit, l’estuaire mesure deux kilomètres de large. José semble diriger l’embarcation en biais, vers l’ouest et non perpendiculairement à la rive que nous venons de quitter, ce qui je pense, ajoute encore de la distance. À y réfléchir, je comprends alors qu’il cherche à accoster dans un endroit discret, que lui seul connaît, à l’abri des regards. Maintenant, nous ne distinguons plus la rive, seulement le halo des réverbères. La barque progresse doucement, chahutée par les vagues qui viennent du large et qui, frappant la coque, nous éclaboussent copieusement. Soudain, je sens que mes pieds ne sont plus au sec, que de l’eau remonte entre mes chaussures. José comprend ce qui arrive et, machinalement, comme si la chose était normale, il prend la boîte de conserve et commence à écoper d’un geste cadencé : je remplis, je vide, je remplis, je vide... Cela dure ainsi quelques minutes, puis ses gestes deviennent de plus en plus rapides jusqu’au moment où il en rentre plus qu’il en sort. Tâtant le fond de la barque du bout de ma chaussure, je crois deviner qu’une traverse s’est rompue, laissant une planche du fond se soulever sous chaque coup de boutoir des vagues contre la coque. Instinctivement, j’appuie sur la planche pour la remettre à sa position et surtout éviter qu’elle se brise, ce que l’on peut désormais craindre vu la courbure qu’elle prend. À cet instant, je réalise que la situation est grave, sinon désespérée : nous ne voyons plus les rives, pas davantage la barque qui est censée nous suivre, il fait nuit noire, il tombe une pluie glaciale, nous n’avons pas de gilet de sauvetage et nous sommes en train de nous enfoncer doucement dans les eaux noires et tumultueuses du Rio Minho. C’est une situation surréaliste ! Nous venons de prendre soudainement conscience que notre vie est en péril. Nous nous regardons sans mot dire, chacun cherchant à travers le regard de l’autre s’il fait la même analyse que lui. J’observe José pour voir si on peut lire une quelconque anxiété dans ses yeux, non, il reste stoïque, imperturbable, comme ne mesurant pas la gravité de la situation. Son regard est aussi obscur que la nuit qui nous entoure. Impossible d’y déceler le moindre signe d’inquiétude : de l’inconscience ! Soudain, se levant brusquement et tenant toujours la barre d’une main, il sort une lampe torche de son ciré, l’allume et fait quelques mouvements de bras de gauche à droite. Je comprends que ce n’est rien d’autre qu’un SOS. Je me retourne, l’autre barque lui répond par le même procédé. À ce moment, l’eau atteint déjà le haut de mes chaussures d’autant que j’essaie toujours de maintenir au fond cette maudite planche. José vient d’arrêter son moteur et attend que Thiago parvienne à notre niveau. Il s’ensuit alors une discussion très violente entre les deux hommes où, sans connaître le portugais, je pense que le fils a reproché au père d’avoir pris la mer avec une barque que chacun d’eux savait pourrie. José est groggy comme un boxeur qui aurait pris un uppercut, il est dans les cordes. Le calme revient entre les deux hommes, mais désormais, c’est Thiago le commandant. Il demande avec autorité à chacune et à chacun de nous de passer sur l’autre embarcation. Pour mesurer toute la dimension de cette opération, il faut imaginer cela dans une mer démontée où chaque vague nous en met plein la figure, risquant de nous déséquilibrer. Les deux frères aident chacun de nous à enjamber le « bastingage ». Thiago nous explique par des gestes que, comme dans tout naufrage, la priorité, c’est de sauver des vies et que les biens, c’est accessoire : en clair et en décodant ses mouvements de bras et ses mimiques, ça signifie : je ne peux pas passer vos sacs sur mon embarcation au risque de chavirer. À ce moment, je ne sais plus quoi penser. J’ai l’impression que mon cerveau ne fonctionne pas assez vite pour me fournir le bon jugement, pour mesurer à sa juste valeur l’ampleur de la situation, pour juger si la décision de Thiago d’abandonner les sacs n’est pas trop hâtive. Pour la première fois de ma vie, je mesure que je suis en danger de mort. On nous propose une chance de nous en tirer, faut-il en demander plus au risque de tout perdre ? Nous sommes tous médusés pensant d’un coup que ce n’est peut-être pas seulement notre rêve du Chemin qui s’effondre, mais notre vie. Nous avons compris que notre seule issue, c’est la proposition de Thiago, et avons tous bien mesuré ce qu’elle voulait dire, le contrat qu’il proposait : je sauve vos vies, mais vous abandonnez le Camino. De toute façon, il n’attend pas d’accord de notre part : ça sera comme je dis ! Katy, désemparée comme chacun de nous, pour chercher un peu de réconfort, a mis ses mains glacées dans les miennes. À travers ce contact, je ne ressens pas seulement la fraîcheur et l’humidité laissée par la pluie sur sa peau, passent ici toutes ses émotions, son angoisse. Ses frissons ne sont pas ceux du froid, ce sont ceux de la peur, du désespoir. Elle n’a pas eu ce geste pour que je la réchauffe, mais pour me transmettre tout ce qu’elle n’a pas la force de dire au moment où l’on vient de confier nos vies à un inconnu, et que nous-mêmes ne sommes plus en état d’agir. C’est tellement insoutenable d’imaginer qu’en quelques instants votre vie bascule sans que vous ne puissiez rien faire pour changer le cours des événements. Aider à écoper ? Impossible, il n’y a qu’une boîte de conserve ! Appeler ? C’est inutile, nous sommes beaucoup trop loin des berges pour être entendus. Le 112 sur le portable ? À vrai dire, je n’y ai même pas pensé. Pendant ce temps la barque continue à se remplir, même si José, relégué au rang de simple matelot, n’a pas cessé d’écoper. Le transfert se poursuit dans le calme, chacun ayant bien mesuré les enjeux et les risques. José restera sur la barque avec les sacs placés sur les planches transversales qui font office de sièges ; il ne nous rejoindra que si nécessaire, que si sa barque s’enfonce inexorablement dans les eaux du Rio Minho. C’est reparti, chaque embarcation relance son moteur : celle de Thiago devant, celle de son père suit à quelques mètres derrière. Je ne sais combien de centaines de mètres il reste à parcourir, sans doute un kilomètre, je n’ai aucun repère. Nous naviguons ainsi quelques minutes, nous retournant souvent pour voir où en est José, mais pour être francs, songeant davantage à nos sacs qu’à sa personne. La pluie se fait moins drue et le ciel s’est légèrement éclairci, suffisamment pour que nous puissions maintenant deviner la rive espagnole. Thiago dirige la barque vers une zone couverte de ce qui semble être des roseaux. Entre deux touffes, je distingue un petit escalier de bois dont les dernières marches sont au niveau de l’eau. Encore quelques dizaines de mètres à parcourir et enfin nous y sommes ; je n’ose y croire ! Thiago amarre son embarcation à un pieu qui émerge de l’eau et procède de même avec celle de son père. Ce que je ressens à ce moment est indéfinissable. En quelques instants, nous venons de passer d’une mort, que je commençais à imaginer comme probable, voire certaine, à un retour à la vie : désormais tout redevient possible, tout redevient comme avant. C’est la délivrance, car dès cet instant nous nous savons sauvés et notre Camino également. Dans le calme, les deux frères aident chacun de nous à prendre les marches puis José, qui a accosté à côté, leur passe les sacs un à un. Pas un seul n’a pris eau.

 Je pense que lorsque j’enlacerai le buste de Saint-Jacques dans quelques jours à la cathédrale de Santiago, j’aurai à lui dire un grand merci, à lui témoigner toute ma reconnaissance. Nous voilà maintenant tous sur la berge, encore abasourdis, les sacs à nos pieds : nous tombons alors dans les bras les uns des autres. Ce sont de longues étreintes à travers lesquelles nous sommes en train de décharger tout le stress accumulé. Katy ne peut retenir ses larmes. José, lui, a repris de la vigueur et fait le tour pour nous réclamer les cinq euros. Chacun donne son billet comme pour tourner la page de ce terrible cauchemar.

 

Le Rio Minho à marée basse

Dîner à l'albergue

Dîner à l'albergue

Dîner à l'albergue


Le Rio Minho au petit matin avant la traversée

L'attente des "barques"


La traversée; José à la barre!


Le débarquement


 







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