mardi 16 mars 2021

Punaises !

 

    Cette année, Covid oblige, j’ai dû oublier pour un temps les Chemins espagnols qui conduisent les pèlerins aux reliques de l’Apôtre Jacques. Pourtant mes jambes et ma tête ne m’ont laissé aucun répit, guidant mon inconscient à fuir vers d’autres lieux, à découvrir des sentiers que les règles sanitaires du moment m’autorisaient à parcourir. J’avais depuis des années caressé l’espoir de partir un jour user mes godillots sur le Chemin de Stevenson : un parcours de près de 300 kilomètres qui relie Le Puy-en-Velay à Alès en traversant successivement le Velay, le Gévaudan et enfin les Cévennes. Stevenson, un écrivain écossais à qui la littérature doit notamment « L’île au trésor » et « L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » avait effectué ce périple accompagné de son ânesse Molestine espérant y abandonner tout ce que le départ de Fanny, son amour de jeunesse, avait laissé de mélancolie et de tristesse dans son cœur. Il aurait sans doute pu apaiser sa peine en parcourant sa belle terre d’Écosse, mais il avait préféré découvrir cette région de France où, près de deux siècles auparavant, s’étaient entretués catholiques et protestants dans ce qui fut appelé « la guerre des Camisards », une guerre qui ressemblait en tous points à celle qu’il avait connue chez lui dans les Highlands durant son enfance. Je n’ajouterai rien d’autre à mon propos pour conter son périple, ses états d’âme au fil du temps qui passe, ses rencontres avec la population et son émerveillement devant les paysages cévenols ; tout cela il l'a magnifiquement décrit, dans un ouvrage qu’il a rédigé à son retour et intitulé « Voyage avec un âne dans les Cévennes » et que je ne peux que recommander à tous ceux qui ont l’esprit un petit peu aventurier.

            Le sujet dont je veux vous instruire ici ne concerne ni les camisards, ni les talents du romancier, ni les paysages pittoresques que j’ai traversés entre les monts du Velay et Alès. Je ne veux pas davantage vous entretenir des rencontres que j’ai faites, de la difficulté de certains parcours, de certaines anecdotes qui à elles seules mériteraient un récit complet à l’image de cette étape que j’ai parcourue avec un randonneur non voyant ou cette autre où en manque d’eau, sous la canicule, j’ai dû me restreindre à une gorgée tous les cinq cents mètres, juste de quoi humecter mon gosier. 

            Non, ce dont je veux parler dans ces quelques lignes concerne un véritable fléau qui depuis quelques années prend des dimensions hallucinantes : j’ai cité les punaises de lit. Elles représentent aujourd’hui une véritable calamité que notre mode de vie actuel, qui laisse beaucoup de place aux voyages, aux déplacements de toutes sortes, ne fait que propager. Sur les Chemins de Compostelle, depuis une bonne dizaine d’années que je les arpente, la réputation de ces petites bêtes n’est plus à faire. Elles sont la bête noire des hospitaliers, et le cauchemar des pèlerins. Si par le simple fait du hasard j’ai toujours réussi à échapper à leurs piqûres, j’ai rencontré par contre des marcheurs qui en leur compagnie avaient passé de bien mauvaises nuits : Patrick vers Figeac m’avait fait découvrir son dos décoré d’un cordon de boutons qui le démangeaient et l’obligeaient à se gratter sans cesse, Paul, en Espagne, dans un gîte qui avait pour nom celui du dernier grand maître de l’Ordre des Templiers, m’avait raconté sa nuit d’enfer passée à écraser ces petites bêtes contre les murs du dortoir. Alors depuis, j’ai développé une profonde hantise pour ces insectes. Pas un seul dortoir de gîte où je ne rentre sans éprouver cette obsession, cherchant la moindre trace pouvant les confondre.

            Alors avant de m’élancer sur le Chemin de Stevenson, comme je le fais chaque fois que j’entame un nouveau périple, j’ai consulté les réseaux sociaux pour découvrir l’actualité, les conseils, les gîtes biens, ceux à éviter ; c’est en général dans ces posts qu’est évoqué ce type de problème, mais là, rien, aucun ne fait allusion à la présence de petites bêtes. Je pourrais me croire rassuré, mais à vrai dire je ne le suis qu’à moitié, car j’imagine bien que les internautes, par respect envers les aubergistes qui ont eu à souffrir de la crise sanitaire, ne vont pas les accabler en leur infligeant la double peine !

            Les premières étapes me laissent effectivement penser qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car rien de ce que je peux observer ou entendre ne laisse supposer que les punaises ont pris possession du Chemin. J'en étais même arrivé à en oublier leur existence d'autant qu'entre marcheurs aucun n’a   évoqué le sujet. Pourtant à l'issue de ma quatrième étape qui m'a conduit au magnifique village de Pradelles, je remarque que mon hébergeur fait preuve d’une certaine vigilance par rapport à ces bestioles, distribuant aux randonneurs de larges sacs poubelle pour y introduire leur sac à dos et leur demandant de n’en extraire que ce qui leur est absolument indispensable pour la toilette. Cela ne me surprend pas particulièrement car sur les Chemins de Compostelle j'avais plusieurs fois dû appliquer cette procédure et pour autant jamais aperçu la moindre de ces petites bêtes. Dans un autre gîte, les sacs doivent rester impérativement à l’extérieur des locaux, ce qui ne constitue pas un problème insurmontable pour qui sait s'organiser. Pas d'affolement donc, mais néanmoins ma curiosité me pousse toujours à demander si ce fléau est parvenu jusqu’ici. Chaque fois mon interlocuteur, l'air étonné que je puisse lui poser ce genre de question, me fait la même réponse, catégorique et sans appel : « vous n'avez rien à craindre chez nous !  Nous faisons seulement de la prévention !».

            Plus loin dans un accueil dont je tairai également le nom pour ne pas risquer de faire une mauvaise publicité à une profession qui a déjà beaucoup souffert économiquement des conséquences de la Covid, je remarque que, dans le dortoir, chaque pied de lit repose sur une coupelle remplie d’une fine poudre que j’identifie immédiatement comme étant de la terre de diatomée : le barrage ultime avant que la punaise donne l’assaut à l’étage supérieur. Prévention m’affirme-t-on encore ici !

            Si j’en parle en donnant l’impression de maîtriser le sujet c’est parce qu’il y a quelques mois de cela, Luc, un ami, m’a largement sensibilisé à ce problème. Depuis plusieurs années il donnait un appartement en location et jusqu’alors tout se passait très bien : il encaissait les loyers, profitait de ce que l’appartement était devenu inoccupé pour rafraîchir les peintures des pièces qui le méritaient, recherchait et installait un nouveau locataire : une routine en quelque sorte qui avait le mérite de lui procurer un petit revenu complémentaire et de lui donner quelques occupations sans grandes contraintes. Un jour, alors qu’il procédait à l’état des lieux avec un locataire il s’est rendu compte que l’appartement et tout particulièrement les chambres étaient infestés de punaises de lit. Certaines de ces bêtes avaient trouvé refuge sous les papiers peints, d’autres étaient dissimulées derrière les plinthes, un lieu qu’elles adorent coloniser, d’autres encore semblaient sortir des prises de courant. Une véritable catastrophe ! Il a dû faire intervenir une société spécialisée qui lui a demandé de déposer les plinthes et parquets flottants avant de passer au traitement, sans en garantir l’efficacité étant donné que les larves peuvent vivre en léthargie durant plusieurs mois et ressortir le jour, ou plutôt la nuit, où elles sentiront un nouvel occupant à portée de dard ; ce sont des êtres hématophages, qui comme les moustiques ont besoin de sang pour poursuivre leur évolution ; autant dire que l’éradication de ce fléau tient de la mission impossible. Il m’a raconté toute la détresse psychologique qui fut alors la sienne, ses cauchemars, ses nuits sans sommeil, tout son désarroi face à cet ennemi invisible qui ne sort que la nuit pour piquer et ensuite s’évapore au moindre rayon de lumière. Ce n’est en général qu’au réveil que la victime mesure les dégâts, les rougeurs et les démangeaisons, car en piquant ces insectes ont la délicatesse d’injecter un anesthésique qui rend indolore leur attaque : le créateur a vraiment pensé à tout !  

            Luc m’avait parlé de la terre de diatomée, cette poudre de silice extrêmement fine pouvant servir de rempart à ces insectes et qu’il avait dû épandre sous les parquets avant de les réinstaller. C’est un insecticide naturel issu d’algues fossilisées qui, semble-t-il, à défaut d’autres remèdes miracles produit d’excellents résultats. Extrêmement fine, la poudre de par ses qualités abrasives, en se fixant sur la carapace de l’insecte, provoque sa mort. Pas de quoi porter le deuil ! 

            C’est vraisemblablement de cette mésaventure de Luc que je tiens toute ma vigilance par rapport à ces petites bêtes ; cela m’a permis de comprendre, davantage que d’autres peut-être, toutes les précautions que prennent les hospitaliers avant de nous laisser franchir la porte de leur hébergement et déballer notre barda sur le lit.

            Depuis plusieurs jours j’ai dépassé le Mont Lozère, point culminant du Chemin, et je m’achemine lentement vers Alès, le terme de ma randonnée. Le gîte que j’ai retenu pour la nuit occupe les murs d’une vieille maison de village, une demeure de caractère qui a dû, jadis, connaître des propriétaires plus argentés que la moyenne. Il n’était pas sur mon topo guide, je l’ai déniché sur un blog de randonneur qui le recommandait, vantant la chaleur de l’accueil et décrivant un décor plutôt original. Donc en franchissant la porte, je ne suis pas trop surpris par l’ambiance qui règne à l’intérieur : du bois partout, un vieux parquet au sol qui dégage une odeur d’encaustique, un plafond lambrissé avec des moulures dans chaque angle, de vieux cadres accrochés aux murs avec des photos de personnages qui semblent retracer toute la généalogie de la famille, devant chaque fenêtre de larges rideaux et doubles rideaux,  sur les étagères et les meubles une quantité invraisemblable de bibelots qui doivent donner, j’imagine, beaucoup de labeur à la ménagère.           L’hébergeur vient à ma rencontre et  m’accueille avec un large sourire me disant :

–– bienvenue au gîte de « l’île au trésor ». Moi c’est Fred et mon épouse que vous voyez en train de préparer le dîner, c’est Sophie. Tu es le dernier que nous attendions. Trois dames sont arrivées tout à l’heure et avec les contraintes de jauge nous n'avons droit d’accueillir chaque jour que quatre randonneurs. Je te propose un rafraîchissement et après je t’installerai dans ta chambre et t’expliquerai notre fonctionnement. Après ce pot d’accueil et les formalités d’usage, dont le règlement de ma demi-pension, Fred me conduit à ma chambre. Elle se situe à l’étage. Un grand escalier de bois relie les deux niveaux et débouche sur une mezzanine qui dessert plusieurs pièces. Sur une porte à gauche je lis « dortoir des filles » et sur celle de droite « dortoir des garçons ». Fred m’explique que la porte entre les deux c’est le bloc sanitaire que les deux dortoirs se partagent. Pénétrant dans la chambre une odeur d’insecticide me monte immédiatement au nez. Je ne mets pas longtemps pour comprendre, qu’ici également, on se bat contre les punaises. J’observe Fred qui semble lui-même surpris par l’intensité de l’odeur, mais qui s’abstient de tout commentaire. Il se dirige vers la fenêtre qu'il ouvre en grand ainsi que les volets pour apporter un peu de lumière me dit-il, mais en vérité je pense qu'il voulait remplacer la puanteur par les arômes de la campagne, puis il m’indique une patère contre un mur me demandant d’y suspendre mon sac et me montre une petite étagère où déposer mes chaussures. Faisant cela je remarque que toutes les plinthes ont été arrachées laissant apparaître sur le plâtre des petites taches noires, identiques à celles que Luc m’avait fait voir dans son appartement. Là je n’ai plus aucun doute, avec l’odeur d’insecticide, le sac à pendre au mur très loin du lit, les plinthes enlevées et les tâches de déjection, cette fois les petites bêtes ne doivent pas être bien loin. Je ne résiste pas à interroger Fred.

–– Vous avez des soucis avec les punaises de lit ?

–– Non c’est préventif ! Nous savons qu’il y en a dans certains gîtes alors nous ne voudrions pas être à notre tour infesté ! Vous imaginez une colonie de ces insectes dans une maison comme celle-ci, avec du bois partout, au plafond, au sol, du tissu au mur, croyez-moi, je n’aurais qu’une solution si ça arrivait : l’allumette !

Visiblement la question l’a embarrassé et comme pour en éluder une autre que j’aurais pu lui poser sur le même sujet, il enchaîne immédiatement :

–– je vous laisse vous installer et prendre la douche ; le dîner est 19 heures dans la salle du rez-de-chaussée. À tout à l'heure !

            À vrai dire Fred ne m’a pas rassuré du tout. Le sac à dos loin du couchage, l’odeur d’insecticide, ça peut effectivement être de la prévention, mais les plinthes et les déjections, ça veut bien dire qu’ici le ver est dans le fruit pensais-je.

            À l’heure du dîner, je rejoins la salle à manger. Les trois randonneuses sont déjà installées et papotent entre elles. Je les salue et entame les présentations : ce sont trois sœurs ; elles habitent Vannes. Elles m’expliquent que les deux cadettes ont offert à leur aînée une rando de 12 jours sur le Chemin de Stevenson. Depuis longtemps elles avaient envie de le faire et ont pensé que c’était une idée originale de cadeau d’anniversaire et qu’ainsi elles ne pourraient pas repousser indéfiniment le projet.

            Nous poursuivons la discussion et quelques instants plus tard nos hôtes nous rejoignent à table ; ils sont accompagnés d’Hector, leur petit garçon, un petit bonhomme de six ans environ qui ne parait pas intimidé par des étrangers. Il faut dire que tous les jours il doit en découvrir de nouveaux. Sophie apporte le premier plat : un taboulé oriental. La conversation débute et le tutoiement s’installe entre tous les participants ; ça commence tout naturellement par la recette du taboulé que Sophie a la gentillesse de nous détailler, puis rapidement Françoise, l’aînée des dames, aborde le sujet des punaises de lit. Elles ont dû faire le même constat que moi, ont obtenu les mêmes réponses qui ne les ont certainement pas convaincues.

–– J’ai vu que vous avez pris des mesures pour combattre les punaises : ça veut dire que le gîte a été infesté ?

–– Absolument pas répond Fred sur un ton qui ne laisse pas place au moindre doute ! Il faut savoir que sur tout le Chemin de Stevenson, comme d’ailleurs sur certains Chemins de Compostelle, il y a eu des punaises. Elles voyagent, comme vous savez certainement, transportées de gîte en gîte dans les sacs des randonneurs et dès qu’elles sont installées quelque part c’est extrêmement difficile de les éradiquer, d’où les mesures préventives que nous prenons. Périodiquement nous avons des réunions entre hébergeurs pour échanger sur certains sujets comme la fréquentation du Chemin, les tarifs que nous pratiquons et d’autres petits points de fonctionnement. Chaque fois nous abordons le problème des punaises, mais ça reste toujours un sujet tabou sur lequel personne ne s'exprime franchement ; mes confrères ne jouent pas le jeu, certains affirment ne pas connaître ces petites bêtes alors que des marcheurs nous disent s'être fait piquer chez eux. Alors, ne pouvant avoir confiance entre nous, nous n’avons d’autres solutions que la vigilance.

            Je vois bien qu’il n’est pas très à l’aise sur ce dossier, que toutes nos questions l’agacent et que nous n’en apprendrons pas davantage ce soir. Je me dis que de toute façon nous n’avons plus le choix, qu’à cette heure, perdus dans la campagne cévenole, nous ne trouverons aucun hébergement où passer la nuit d’autant que depuis plusieurs mois tout a été réservé alors je lui tends une perche pour sortir de cette discussion, je l’entraîne à nous parler de l’étape de demain, des difficultés, du dénivelé, des villages où se restaurer. Il est soulagé et Sophie également, car je sentais naître une certaine nervosité chez elle également. Le dîner se poursuit ainsi et Sophie après nous avoir servi un aligot maison nous présente en dessert une tarte aux châtaignes. Délicieux ! Avant de rejoindre nos chambres respectives, chacun à sa manière, fait à la cuisinière les compliments qu’elle mérite.

            Dire que le discours de Fred m’a rassuré et que je serai totalement serein en tirant le drap et la couverture sur moi serait bien prétentieux. Moi, à qui le moindre moustique est capable de gâcher la nuit, je n’ose pas imaginer ce que serait une attaque de punaises. Alors avant de me coucher, je prends soin de vérifier tous les coins et recoins de la chambre afin de débusquer l’éventuel intrus sachant bien que ce sont des bestioles qui fuient la moindre lumière, même celle du smartphone. Ultime précaution avant de rentrer dans le lit, j’asperge la literie de clako, cet insecticide en spray que l’on dit miraculeux et que tout randonneur averti n’oublie pas de mettre dans son sac à dos.

            Au petit matin à mon réveil je dois avouer que j’ai complètement oublié tous les risques que j’avais pris à dormir dans ce lit, mais très vite l’odeur de l’insecticide qui n'a pas disparu, me ramène à la réalité. Je m'examine sur toutes les parties du corps : pas la moindre attaque de ces vampires. Rassuré, je fais ma toilette puis descends au rez-de-chaussée prendre le petit déjeuner. Les trois Bretonnes me rejoignent et Sophie tout en préparant le café lance :

–– alors mesdames, je peux voir vos bras ? Même si je comprends que par cette question elle veut prouver aux dames qu’elles avaient bien tort de s’inquiéter, je suis un peu surpris : pourquoi les dames et pas moi et pourquoi les bras ? Serait-ce que ces petites bêtes préfèrent le sang féminin et leurs bras plutôt que les autres parties du corps ? Les dames s’exécutent, remontent les manches de leur t-shirt. Aucune trace de piqûre. Alors sur un air de « je vous l’avais bien dit », Sophie s’exclame aussitôt :

–– vous voyez, vous aviez bien tort de vous inquiéter hier au soir ; il n’y a pas de punaises chez nous !

Hector qui ne peut garder sa langue dans sa bouche dit alors en regardant son père :

––  tu es trop fort papa ! tu les as toutes tuées, il n’y en a plus !

Quand on dit que la vérité sort de la bouche des enfants !

 

 

Sale bête !

Coupelles de terre de diatomée sous les pieds de lit


 

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