dimanche 20 décembre 2020

Mon ami Fred

 

Ce matin, j’ai reçu un mail de mon ami Fred ; jusque-là rien d’exceptionnel, car nous partageons depuis des années, l’un envers l’autre, une profonde amitié et il ne s’écoule pas une semaine sans que nous ayons des échanges sous quelques formes que ce soit : le plus souvent avec Face Time pensant certainement que ça nous fait du bien de nous voir vieillir ou alors WhatsApp pour envoyer des photos et vidéos, mais aussi quelques fois par mail, lorsque pour certains sujets nous sentons le besoin de davantage formaliser et structurer le message. C’est le cas aujourd’hui où il a pris le temps de rédiger un long texte me disant en substance : « comme tu le sais, je vais être en retraite à la fin du mois et je dois t’avouer qu’autant j’ai attendu ce clap de fin, autant aujourd’hui, je le redoute. Jusqu’à maintenant je n’avais pas trop pensé à l’après, me disant qu’il n’y avait pas d’urgence à le faire, mais maintenant, si près de l’échéance, j’ai cette question lancinante qui revient sans cesse à mon esprit : que vais-je faire de tout ce temps libre ? Quelle occupation pourrais-je imaginer pour m’éloigner de l’ennui et me procurer un minimum de plaisir ? Quel passe-temps pour moi ? Je ne suis pas pêcheur, pas davantage chasseur, mes enfants demeurent à plusieurs centaines de kilomètres, je n’ai aucune aptitude pour le bricolage et je n’y trouverais pas mon bonheur, j’aime lire, mais je ne passerais pas des journées entières dans des bouquins ; certains retraités s’engagent dans l’associatif ou l’humanitaire, mais là aussi je sens que ce n’est pas ma tasse de thé » et il termine son message en m’interrogeant : « toi, ça fait plusieurs années que tu as décroché, comment as-tu vécu ça ? C’est quoi ta journée type ? Et ton bonheur tu le trouves où ? ».

Fred est un pote de longue date. Nous avons fait nos études ensemble, le lycée en internat puis l’université. Il s’est ensuite amouraché d’une fille, Sylvie, qui gérait le commerce de chaussures que ses parents lui avaient légué à leur départ en retraite. Il l’a épousée, puis ils sont partis ouvrir un magasin du même type dans le sud.  Les mille kilomètres qui nous ont alors séparés n’ont jamais eu raison des sentiments d’amitié que nous éprouvons l’un pour l’autre.  Sylvie est malheureusement décédée en donnant la vie à leur deuxième fils et Fred a dû élever seul les enfants et gérer le commerce. Jamais il n’a eu le courage de refaire sa vie avec une autre compagne, ni même de l’imaginer : des sollicitations il en a eues, car il est plutôt beau gosse, mais pour lui c’était toujours trop tôt, il n’avait pas terminé son deuil. 

Son dernier mail et tout son questionnement par rapport à la rupture avec la vie active ne m’ont que modérément surpris. Son activité et les enfants à gérer lui ont laissé trop peu de temps pour s’adonner à un quelconque hobby qu’il aurait pu poursuivre à son départ et souvent je m’étais interrogé, peut-être davantage que lui-même, sur son « après ». Lui répondre n’est pas tâche aisée, car en dehors de son boulot, je ne lui connais aucune autre passion : il n’est pas collectionneur, ni du genre à construire des Tour Eiffel ou des cathédrales en allumettes, je ne le vois pas davantage occuper son temps à faire le tour des mairies, comme le font certains retraités, pour reconstituer son arbre généalogique. J’ai connu au tout début de ma retraite cette période de flottement où le matin après avoir pris la douche et être allé chercher une baguette à la boulangerie du quartier on se demande : « je fais quoi maintenant ? ». Petit à petit j’ai fini par meubler ce temps libre avec diverses occupations comme le jardinage ou les voyages, mais c’est surtout avec la randonnée que j'ai découvert quelque chose qui me correspondait, qui répondait complètement à ce que je cherchais. Pas une année sans que je chausse les godillots pour aller marcher plusieurs semaines sur les Chemins de Compostelle, une activité dans laquelle je dois avouer avoir trouvé un véritable équilibre tant les satisfactions que j’en tire sont nombreuses et variées. Mon plaisir commence dès la préparation du périple avec la lecture des guides, les recherches sur le net, l’établissement d’un planning, les réservations d’avion, d’hôtels ; arrive ensuite le moment certainement le plus excitant, celui du Chemin, de l'effort physique, de la découverte, des rencontres toujours très riches et enfin vient le temps d’après, cette période de plusieurs semaines durant lesquelles je mets de l’ordre dans les souvenirs, les photos, les anecdotes pour actualiser mon blog. Fred sait bien toutes les satisfactions que me procure le Chemin, car nous en parlons souvent et plusieurs fois j’ai cru comprendre qu’il m’enviait, que le Chemin et tout ce qui gravite autour lui plairaient, mais qu’un frein invisible l’empêchait de sauter le pas. Peut-être attend-il que je le pousse, que je coupe ce fil qui le retient ! Lors de ma première pérégrination, je ne sais pourquoi, j’avais ressenti le besoin d’écrire un poème, certainement pour me confronter aux règles de l’alexandrin, mais surtout, je pense, pour passer un message. Je l’ai intitulé « Prends le Chemin », et là il me vient l’idée de lui transmettre les premières strophes pensant qu’en l’occurrence, c’est peut-être la meilleure réponse que je puisse lui faire.

 

            Toi qui cherches à donner un vrai sens à ta vie,

            Toi qui veux pour un temps satisfaire tes envies,              

            Toi qui ne rejettes ni église ni chapelle,

            Alors, prends le Chemin, va jusqu’à Compostelle.  

  

            Arme-toi de courage et brise les remparts,

            Va au Puy-en-Velay, va prendre le départ.  

            Le prêtre bénira, les gens qui avec toi          

            Souhaitent entreprendre la route de la Foi.

  

La réponse ne se fait pas attendre. Fred m’appelle le soir même. Visiblement il a été bluffé par mon mail et dès ses premiers mots et le ton qu’il prend, je comprends que la proposition ne l’a pas laissé indifférent, je pense même qu’il l’attendait de crainte d’être obligé de prendre sur lui une telle décision : partir ! Très vite la discussion n’est plus au niveau du quoi, mais du comment : quand penses-tu que je peux commencer, quelle est la meilleure saison, quel équipement me faut-il ? Nous parlons longuement de tout cela, je le sens hypermotivé. Je lui communique l’adresse de mon blog pour qu’il s’imprègne par les photos et les commentaires de ce qu’est la vie sur le Chemin et la journée type d’un pèlerin. Quelques jours plus tard, il me confie être impatient de partir. Il a acheté tout l’équipement que je lui avais indiqué : le sac, les vêtements, les chaussures, le topo-guide sans oublier la crédenciale. Nous sommes début avril, partant du Puy-en-Velay dans les prochains jours, je calcule qu’il peut espérer parvenir à Santiago à mi-juin.

Il ne s’est pas écoulé une semaine depuis notre dernier échange que je reçois un message WhatsApp avec quelques photos et un commentaire disant : « Départ ce matin du Puy et arrivée ce soir à Saint Privat d’Allier. Je suis avec un groupe de pèlerins sympas, je sens que ça va me plaire, amitiés ! ».  Défilant les photos je retrouve ces vues bien connues et incontournables de la première étape : le départ du groupe sur les marches de la cathédrale Notre-Dame, mais aussi cette première flèche jaune qui indique : « Saint-Jacques-de-Compostelle 1511 km », et encore une dizaine d’autres que je n’ai aucune difficulté à identifier tant elles sont restées gravées dans ma mémoire. À ce moment, je ressens alors une joie intérieure mêlée à une certaine fierté, celle de lui avoir donné l’envie de partir, de l’avoir mis en selle.

Pas un soir sans que je reçoive une petite synthèse de l’étape du jour avec ces photos de paysages, de rencontres et de repas au gîte autour de grandes tables bien garnies ; ces dîners que j’ai connus et qui pour moi représentaient souvent le moment le plus fort de la journée : des instants de convivialité, d’échange et de partage. Aujourd’hui il est arrivé à Conques. Après avoir assisté à la messe du soir il a pris le temps de découvrir toute la richesse architecturale des lieux et particulièrement l’abbatial Sainte-Foy avec son tympan finement décoré d’une fresque représentant le jugement dernier. Il me dit marcher avec un couple de pèlerins belges et Catherine, une dame de Bordeaux. Ils ont pris le départ ensemble et ne se sont jamais quittés. À travers ces messages quotidiens, j’ai un peu l’impression de revivre mon pèlerinage : je redécouvre ces paysages que j’ai traversés, ces villages où j’ai le souvenir d’avoir fait une pause, ces gîtes où j’ai dormi, quelques fois même je reconnais le visage de certains hospitaliers qui m’ont accueilli il y a une dizaine d’années et qui assurent toujours le service.

Au fil des jours Fred s’est rapproché toujours un peu plus des Pyrénées ; il est passé par Figeac, j’ai reconnu la Place des Écritures, puis par Cahors où il a traversé le magnifique pont Valentré, a atteint ensuite Aire-sur-l’Adour. À Ostabat, il n’a pas manqué le passage incontournable à la ferme du « Basque », une ferme transformée en gîte où chaque soir le patron enchaîne chant sur chant pendant tout le repas n’oubliant pas d’humecter son gosier entre chaque couplet à coup de grandes rasades de Porto. Ambiance !

Demain, toujours accompagné de ses amis, il va quitter Saint-Jean-Pied-de-Port pour faire l’ascension du col de Roncevaux : une étape que chacun redoute, car longue et difficile, mais une étape qui en contrepartie sait donner beaucoup de joie au marcheur si tant est que la météo soit bien disposée. Ce soir-là après cette montée mythique qui l’a fait passer de France en Espagne, il m’écrit : « Aujourd’hui a été ma plus belle étape et pour un peu je la referais ! Le soleil a brillé toute la journée et Éole, que tu m’avais annoncé comme parfois déchaîné à l’approche du sommet, a su garder son calme. Et maintenant Viva Espana ! ». Je sens que Fred est heureux, qu’il s’épanouit sur ce Chemin, plus il avance plus ses messages laissent apparaitre un réel enthousiasme.

Quelques jours plus tard, c’est de Pampelune qu’il écrit et je sais déjà que demain je ne manquerai pas d’avoir, accrochée au mail, cette photo que tout jacquet a inévitablement dans son album : elle représente un monument situé au sommet de l’Alto el Pardon figurant une caravane de pèlerins se rendant à Santiago. De Puente la Reina il me joint un selfie de lui et ses amis adossés au mur du célèbre pont à six arches qui enjambe le Rio Arga où il mentionne en légende ces paroles du refrain de la chanson de Christophe Maé :« il est où le bonheur, il est où ? ».

 Aujourd’hui 23 mai, Fred et ses amis ont atteint Burgos. Ils y resteront un jour pour faire la visite et laisser le temps à quelques petites douleurs de disparaitre. Le lendemain c’est une avalanche de photos qui m’arrive sur WhatsApp avec bien évidemment la cathédrale prise sous tous les angles sans oublier les tombeaux du Cid et de Chimène. Dans quelques jours ils vont découvrir la « Meseta », ce grand plateau qui s’étend jusqu’à Léon et qui offre un paysage typique que l’on retrouve bien souvent sur la couverture des guides avec cette image caractéristique montrant un long chemin qui serpente à l’infini et se perd à l’horizon. Des images que j’ai gardées intactes dans ma mémoire, tout comme ces petits villages qu’ils vont traverser et qui ont conservé toute leur authenticité. Dans les jours suivants, je ne manque pas de redécouvrir Hornillos del Camino, Castrojeriz puis Carion de los Condes, tous des lieux où me reviennent en tête, l’albergue, le dîner que nous y avons fait, les pèlerins qui l’ont partagé avec nous.

Jeudi 1er juin, 19 heures, le mail que je reçois à l’instant sur mon ordinateur me laisse carrément pantois. Un texte en police de 36, encadré par des lignes d’émoticons en forme de cœur, adressé à mon épouse et moi-même et sur lequel je lis : « Urgent ! Prenez vite un billet d’avion pour Santiago ; Catherine et moi nous nous marions le 13 juin à Lavacolla, vous serez mes témoins ». Plus loin il m’explique être tombés fou amoureux l’un de l’autre, qu’ils avaient songé à organiser la cérémonie dans la cathédrale de Saint-Jacques, mais que c’était impossible et qu’ils s’étaient alors repliés sur la petite église de Lavacolla, le dernier village à traverser avant Santiago. Les amis belges seront les témoins de Catherine et mon épouse et moi, les siens.

Waouh !

 

 

Caravane de pèlerins à l'Alto el Pardon

Cathédrale de Burgos


 

Sépulture du Cid et de Chimène


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