mardi 16 mars 2021

Nicolum

 

                                                    

 

                                                                     Nicolum

 

 

 


 

 

                       

                      

 

Bernard et François sont des amis d’enfance. Voisins dès leur plus jeune âge, ils ont fréquenté la même école communale et si leurs parcours scolaires ont ensuite divergé, ils travaillent aujourd’hui dans la même entreprise, un leader mondial de la construction automobile. François s’occupe d’organisation du travail avec sans cesse le souci du bien-être de l’homme, de sa santé, de sa bonne adaptation aux travaux tandis que Bernard est l’homme qui parle aux robots. Son job consiste à adapter les programmes informatiques pour que ses protégés soient à même d’effectuer de nouvelles tâches, toujours plus variées et plus complexes. Contrairement à son ami, il n’a pas à se préoccuper de ce qui rend l’homme si fragile au travail : fatigue, handicap, caractère, humeur, grossesse, maladie… sont autant de termes qui n’appartiennent pas à son vocabulaire. Aujourd’hui, quadragénaires, ils ont pris l’habitude, depuis quelques années, d’abandonner femmes et enfants l’espace de deux semaines pour aller arpenter les Chemins de Compostelle. Ils se sont découverts cette passion il y a une dizaine d’années et depuis, chaque première quinzaine de septembre, ils ne manquent jamais ce rendez-vous avec le Camino. Une seule exception toutefois, l’année 2020, cette satanée année Covid où les règles sanitaires espagnoles leur ont interdit de poursuivre le pèlerinage qu’ils avaient interrompu l’année précédente à Salamanca.

Ce n’est donc qu’en septembre 2021 qu’ils ont pu rejoindre Salamanca avec l’objectif de rallier Saint-Jacques-de-Compostelle. Les premières étapes leur sont vite apparues comme un copier-coller de ce qu’ils avaient connu en Andalousie puis en Estramadure : de vastes plaines où les paysans cultivent des céréales, des herbages avec çà et là des chênes verts dont les glands régalent les porcs pata negra et un horizon très lointain où ciel et terre se confondent ; au centre un long chemin rectiligne, sans la moindre bosse pour tuer la monotonie du paysage. Depuis quelques jours, ce décor s’est transformé. Ce grand plateau de la Meseta a laissé la place aux contreforts de la Cordillera Cantabrica. Une chaine de montagnes où il faut passer de vallée en vallée en franchissant des cols à plus de mille mètres d’altitude. Aujourd’hui, au terme d’une longue étape, Bernard et François viennent d’arriver dans le petit bourg de Lubián. Ils n’ont pas eu de difficulté à trouver l’albergue, c’est la première maison du village, une ancienne demeure, magnifiquement restaurée et très fonctionnelle. Il n’y a pas d’hospitaléro pour les accueillir, mais ils ne sont pas surpris, car le site « Gronze », qui tient une situation actualisée de tous les hébergements espagnols, précisait que c’était une albergue « donativo » ; pas de tarif imposé, chacun glisse son obole dans une boîte et c’est un employé communal qui le lendemain vient remettre en état les lieux et prélever les dons des derniers occupants. Il n’est que 16 heures en cette journée de septembre et le soleil est encore très haut dans le ciel. François se dit que c’est le moment de faire une lessive, qu’elle aura bien le temps et la chaleur nécessaire pour sécher avant la nuit. Bernard lui préfère prendre sa douche, ses habits de pèlerin, ils attendront bien demain.

Si la cuisine et le dortoir sont plutôt spacieux, la salle de bain par contre est relativement exigüe : douche, toilettes et lavabo occupent la même pièce. Comme il en a l’habitude, Bernard commence par sa barbe. Dans un rituel qu’il est capable d’effectuer les yeux fermés, il se passe de l’eau sur le visage puis frotte entre ses mains son petit savon jusqu’à créer suffisamment de mousse qu’il s’applique ensuite partout où il veut passer le rasoir : les joues, le menton…  Au moment où il repose le savon sur le lavabo, celui-ci glisse de ses mains et tombe au sol. Un événement bien anodin, qui ne mériterait même pas une ligne de cette nouvelle, sauf qu’en se baissant et en déplaçant la petite poubelle de plastic blanc au pied du lavabo, Bernard remarque quelque chose de brillant, à même le carrelage. Oubliant quelques instants ce qu’il recherchait, il saisit l’objet et le dépose sur le lavabo. Il est alors étonné de constater que c’est une gourmette dorée avec de jolis maillons et une petite plaque sur laquelle est gravé le prénom « Nicolas ». Il comprend alors très rapidement que ce Nicolas doit être un pèlerin qui est passé par ce gîte récemment, peut-être même hier, et qu’en faisant sa toilette, il aura posé sa gourmette sur le bord du lavabo et que, tout comme son savon à l’instant, elle sera tombée au sol sans qu’il s’en soit aperçu. Un scénario aussi simple que logique et que Bernard prend vite pour une certitude.

Il appelle François pour lui faire part de sa découverte et pour lui également, c’est forcément comme cela que ça s’est passé, aucune autre explication n’est possible tellement celle-là est évidente. Chacun sous-pèse la gourmette, cherche d’éventuels poinçons en l’observant sous tous les angles ; non, rien ne prouve qu’elle a été fabriquée dans le plus noble des métaux, mais par son esthétique et son originalité, il paraît évident aux deux amis que ce n’est pas de la pacotille.

Leur vient en tête alors toute une litanie de questions auxquelles ils tentent d’apporter des réponses pour valider totalement le scénario : pourquoi l’employé municipal qui fait le ménage tous les matins ne l’a pas remarquée ? Peut-être que la poubelle était vide et qu’il n’aura   pas eu à la déplacer. Pourquoi ce Nicolas ne se sera pas aperçu qu’il lui manquait quelque chose au poignet ? …. Puis enfin une autre question leur vient à l’esprit : que faire de la gourmette ? La laisser sur place en le signalant par un message à l’employé du ménage ou l’emporter en espérant rencontrer Nicolas dans les prochaines étapes ? Il y a quelques années, alors qu’ils étaient tous deux sur le Camino Frances, Bernard avait trouvé sur le chemin une paire de lunettes pour dame. C’étaient des lunettes de vues. Visiblement la monture qui portait le logo d’un grand couturier était de qualité, mais malheureusement les branches étaient complètement déformées, certainement par le pas un peu lourd d’un pèlerin ; par contre les verres étaient intacts. Il les avait alors emportées avec lui pensant rencontrer la dame le soir à l’albergue. Ne la trouvant pas, il les avait confiées à l’hospitaléro avant de quitter le gîte. Mais dans notre cas, se disent-ils, c’est différent, nous avons un prénom. Poursuivant la réflexion, ils pensent soudain au registre du gîte sur lequel chaque pèlerin indique un certain nombre d’informations le concernant. Eux-mêmes l’ont rempli en arrivant, en même temps qu’ils ont tamponné leur crédential. 

Effectivement, consultant le grand cahier de présence, figure sur la journée de la veille, une ligne au nom de « Nicolas Robin né le 17 janvier 1990 à Grenoble » ; y est porté également son numéro de carte d’identité, mais malheureusement la rubrique « n° de portable » n’a pas été complétée ; dommage ! Ils se disent alors que, même s’ils ne rencontrent pas Nicolas sur le Camino, ils pourront toujours remettre leur trouvaille à un bureau de police qui, avec le numéro de carte d’identité, aura tôt fait de retrouver le propriétaire.

Bernard et François enchaînent les étapes et en allongent certaines se disant qu’ainsi ils rattraperont peut-être Nicolas qui n’est qu’une étape devant eux. Ils passent ainsi Laza, Xunqueira de Ambia, Ourense l’une des plus grandes villes de Galice, Cea, A Laxe, Puente Ulla avant d’atteindre enfin Santiago. Ils sont arrivés peu après midi dans la cité de l’apôtre Jacques. Ils ont traversé la Plaza Cervantes, poursuivi par la Rua Da Acibecheria, avant de traverser le petit tunnel où se relaient en permanence des joueurs de cornemuse, pour enfin déboucher sur la Plaza de l’Obradoiro qui fait face à la cathédrale. La messe de midi a débuté alors ils se disent qu’ils iront à celle du soir et que c’est peut-être le bon moment pour aller retirer sa Compostela, qu’il n’y aura pas la queue, car les pèlerins arrivés plus tôt qu’eux seront à l’office.

Ils se rendent alors à l’Oficina del Pérégrino ; c’est là que sont délivrés ces diplômes qui attestent que l’on a fait l’un des Chemins qui conduisent à Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est une institution qui a évolué avec le temps. La fréquentation plus importante d’année en année a nécessité de trouver des locaux plus adaptés et de mieux organiser les flux de pèlerins. Bernard et François se plient à cette organisation qui impose désormais, avant de pénétrer dans les lieux, de flasher un QR code qui ouvre sur votre smartphone un formulaire à compléter. Il faut y porter son état civil, son numéro de téléphone, les raisons de votre pérégrination et quelques autres informations sans utilité évidente. La saisie terminée et validée par le système que vous avez réussi à convaincre que vous n’étiez pas un robot, vous avez enfin accès aux locaux. Ensuite le parcours ressemble à la procédure de retrait de commande chez IKEA ; un SMS vous fournit un numéro qui, lorsque votre tour viendra, s’affichera sur un grand écran avec le numéro de guichet auquel il faudra vous rendre. Les deux pèlerins ont suivi à la lettre la procédure, sont parvenus au fond de ce couloir qui conduit au Saint des saints, cette salle toute en longueur où sont délivrés les précieux sésames. Sur l’écran, c’est le numéro de Bernard qui s’est affiché en premier. Il est convoqué au guichet 2. Une jeune dame le reçoit, elle parle parfaitement sa langue et tout en vérifiant sa crédential, le félicite pour son pèlerinage. Elle saisit alors une compostela qu’elle doit compléter de l’identité du récipiendaire. C’est un joli document, sur un papier qui imite le parchemin, avec des enluminures de chaque côté d’un texte rédigé en latin et en caractères gothiques. Elle y ajoute alors le nom du bénéficiaire ainsi que son prénom qu’elle a traduit en latin. Bernard apprend alors qu’à l’époque de Romulus, il se serait appelé « Bernardus », et s’imagine, l’espace d’un court instant, dans le rôle d’un gladiateur, tel Spartacus, pénétrant dans l’arène sous les applaudissements de la foule et les yeux de quelques dignitaires romains.

À sa droite, au guichet numéro 1, un pèlerin vient de s’installer. C’est un jeune homme qui le reçoit et qui est en train de lui tenir à peu près le même laïus, le félicitant en lui disant quelque chose comme : « félicitations cher monsieur Nicolum ». Un prénom qui attire l’attention de Bernard qui fait immédiatement le lien avec le Nicolas de la gourmette. Lorsque le préposé aux compostelas rend la crédential à Nicolum, Bernard jette un regard discret sur le document et voit dans la rubrique : identité du titulaire : « Nicolas ROBIN ».  Il patiente alors jusqu’à ce que chacun soit servi et ait acquitté les 5 euros demandés pour le service puis rejoint « Nicolum » dans le hall de l’oficina. Sans plus tarder, il l’interpelle :

–– vous êtes Nicolas Robin ?

–– Oui ! Pourquoi cette question ? On se connait ?

 –– Non, laissez-moi vous expliquer. J’ai fait le même Chemin que vous, certainement avec un jour de retard sur vous, et il se trouve que dans la petite albergue de Lubián, j’ai découvert quelque chose qui doit vous appartenir. Tout en disant cela, Bernard a sorti de sa poche la gourmette qu’il étale dans la paume de sa main. Je l’ai trouvé dans la salle de bain, derrière la petite poubelle.

À ce moment, il s’attend à ce que Nicolas arbore un grand sourire et se confonde en remerciements. Mais là, rien, seulement un grand étonnement dans son regard. Ce moment de surprise passé et comprenant l’ambiguïté de la situation, Nicolas se lance dans une explication.

            –– Figurez-vous que cette gourmette, à laquelle je tenais beaucoup, m’a été offerte cet été par ma copine pour fêter le premier anniversaire de notre rencontre. Lorsque, fin juillet, je lui ai annoncé que j’avais l’intention de partir une quinzaine de jours sur le Camino de la Plata, elle n’a pas apprécié du tout et a cherché par tous les moyens à m’en dissuader. Comme elle comprenait qu’elle n’obtiendrait pas gain de cause, tant ma motivation était forte, elle m’a menacé de rompre notre relation. Je n’ai pas cédé, pensant que ça finirait bien par s’arranger. Je me suis même dit que j’avais entre les mains un super test pour voir si notre liaison et nos sentiments étaient assez forts pour traverser un tel orage. Je suis parti et vous imaginez bien dans quel climat d’hostilité ! Chaque soir, je l’appelais, je lui envoyais aussi des photos et la tension, loin de s’apaiser, devenait plus forte de jour en jour. Souvent elle me raccrochait au nez, ou si elle répondait, c’était pour me dire de ne plus l’appeler, que tout était fini entre nous. Lorsque je suis passé à Lubián, et je me souviens très bien de la petite albergue à l’entrée du village, la discussion a été telle que je me suis dit que si ma copine ne pouvait pas accepter cela, il valait mieux effectivement rompre et c’est là, que de colère, j’ai balancé la gourmette dans la poubelle. Et puis pour tout vous dire, ce n’est pas de l’or, c’est du toc !

            Bernard qui avec François avaient été bien loin d’imaginer un tel scénario dit à Nicolas en regardant la gourmette :

            –– mais alors j’en fais quoi ?

Nicolas, tout en prenant la chaînette entre ses doigts poursuit :

            –– je vais encore vous étonner. Dans les étapes qui ont suivi, je n’ai cessé de penser à la gourmette me disant qu’à mon retour Sophie, elle s’appelle Sophie ma copine, reviendra certainement à de meilleurs sentiments à mon égard et là, je serai bien incapable de lui expliquer comment, sous le coup de la colère, j’ai pu jeter son cadeau dans une poubelle. Le lendemain, j’ai appelé la mairie de Lubián pour joindre l’employé communal. Il se rappelait bien avoir nettoyé la salle de bain et se souvenait même que ce jour-là, la poubelle était vide. Je ne comprenais pas. J’ai alors pensé qu’il avait certainement voulu se l’approprier. Je ne voyais pas d’autres explications possibles. Depuis, je m’étais fait une raison, je m’étais dit qu’elle était définitivement perdue et j’avais même réfléchi à la manière de l’annoncer à Sophie. Si vous me l’avez rapportée, il faut probablement y voir un signe du destin ! Désormais tout va être plus simple pour moi ! Je ne sais vraiment pas comment vous remercier monsieur ...

            –– Bernardus ! aujourd’hui je m’appelle Bernardus ! répond Bernard en souriant.

C’est à ce moment que François les rejoint, tout sourire, brandissant comme un trophée le tube bleu parsemé de coquilles blanches dans lequel il a précieusement roulé son diplôme. De la conversation il n’a entendu que la réponse de Bernard et il ajoute alors :

            –– et moi je suis Francicus, empereur romain !

Puis remarquant la gourmette dans la main de leur interlocuteur, il lance à son ami le regard interrogateur de celui qui a déjà tout compris, mais qui attend simplement une confirmation. Bernard lui répond alors :

            –– oui, c’est bien notre Nicolas ! Je te raconterai.

 

 

 



 

 

 

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