dimanche 20 décembre 2020

El toro

 

Nous sommes le 14 novembre 2019 et lorsque j’arrive à Hinojosa del Duque les cloches de l’église sonnent l’Angélus de 18 heures. Depuis deux semaines je pérégrine sur le Camino Mozarabe, ce Chemin de Compostelle qui part d’Alméria pour rejoindre Santiago. Ce n’est pas le Chemin le plus fréquenté, pourtant il a la réputation d’être le plus beau de tous. Je n’ai rencontré qu’un pèlerin depuis mon départ, un gars sympathique avec lequel j’ai eu plaisir à marcher, mais malheureusement il m’a quitté à Cordoue et depuis je suis seul et sans espoir de faire la moindre rencontre, car à cette période de l’année beaucoup ont déjà remisé les godillots dans l’attente du prochain printemps. À partir de novembre, les albergues sont pour la plupart fermées, pour celles qui restent ouvertes, il faut aller frapper à la porte de la Guardia civil pour en obtenir les clés. C’est trop compliqué pour moi, après une journée de marche, trouver le gîte, trouver la Guardia civil, rapporter les clés le lendemain avant le départ, ne pas être certain d’avoir le chauffage, alors j’ai fait le choix de descendre dans de petits hôtels, que l’on appelle ici « hostal rural ». Il y en a dans tous les bourgs où je fais étape, le rapport qualité-prix est toujours avantageux et la plupart assurent la restauration avec un menu pérégrino qui excède rarement les dix euros. C’est dans ce genre d’établissement que je vais me requinquer cette nuit.

Ce soir au dîner, hormis quelques caballeros qui dégustent une bière au bar tout en regardant et commentant le dernier match du Réal Madrid, je suis l’unique client et donc servi avec la plus grande attention. Le repas achevé, l’aubergiste m’invite à prendre un verre avec lui devant la cheminée. Il me dit apprécier ces discussions au coin du feu, avec des gens qu’il ne connaît pas et qui viennent souvent de loin. C’est ma manière de voyager me dit-il. Il me parle de la vie dans cette province d’Estramadure, sa province, l’une parmi les plus pauvres de la péninsule. Les gens ne sont pas riches ici, dit-il, mais ils sont heureux, ils se contentent de ce qu’ils ont, il n’y a pas de jalousie, car personne n’en possède davantage que son voisin ; ce n’est pas comme dans les grandes villes, ici si quelqu’un a des difficultés on vient l’aider, il y a beaucoup d’entraide et de respect entre nous. Après ce discours sur les gens, empreint à la fois de sagesse et d’humanisme, il enchaîne sur la nature, celle que je vais découvrir ces prochains jours. Il m’explique qu’après avoir gravi durant deux étapes la Sierra Morena, je vais arpenter pendant quelques jours une région de plateaux où les oliveraies ont laissé la place à de grands espaces de culture et d’élevage. Je croiserai des troupeaux, traverserai des champs où les semailles vont bon train, passerai à côté de fermes dans lesquelles les volailles cohabitent avec les porcs, les brebis, et encore bien d’autres bestiaux. Une conversation sympathique à laquelle, l’heure avançant, il faut malheureusement mettre un terme : « buenas noches señor ! ».

Il a fait froid cette nuit et lorsque je quitte la ville pour m’enfoncer dans la campagne, une gelée blanche recouvre les champs. Le paysage correspond comme un copier-coller à celui que m’a décrit l’aubergiste : de vastes étendues de pâturage avec ici et là des fermes d’une autre époque, et des animaux de toutes sortes qui tentent de trouver leur vie dans les rares touffes d’herbe que la sécheresse de l’automne a bien voulu épargner. Des chênes-lièges épars complètent le décor en lui apportant leur petite touche de verdure.

Le chemin me conduit alors à un immense enclos dans lequel paît un troupeau de vaches. Quatre rangs de fil barbelé les empêchent de se faire la belle et l’entrée est protégée par un passage canadien : un dispositif au sol que je trouve ingénieux, fait de poutrelles espacées qui permet le franchissement aux piétons et aux véhicules, mais l’interdit aux animaux au risque d’y coincer leurs sabots. Je pénètre alors dans la pâture, en prenant soin de ne pas laisser une cheville entre les poutrelles et me dirige vers le bétail. Il y a là une trentaine de vaches à la robe noire et blanche que ma présence n’a pas l’air de déranger ; aucune ne relève la tête, toutes trop occupées à brouter le peu d’herbe qui reste. Arrivant à leur hauteur, l’une semble me porter une attention toute particulière. L’observant d’un peu plus près j’ai vite des doutes sur sa capacité à produire du lait. À travers cette forêt de pattes, je distingue le pis des vaches, bien gonflé, prêt pour la traite, avec les quatre trayons qui pendent en direction du sol, mais là, sur ce que de loin j’avais pris pour un pis, pas de trayon ! Je comprends alors que c’est un taureau, un géniteur pour ces dames. À mesure que je m’approche, il s’extrait du troupeau et vient à ma rencontre, sans précipitation et avec l’air de vouloir me dire : « c’est pour quoi Monsieur ?». Fils de paysan, je n’ai jamais craint les vaches, mais pour tout dire, chez nous, nous ne les mélangions pas avec les taureaux ! La bête n’est plus maintenant qu’à quelques mètres et je sens à son attitude qu’elle est prête à charger. Depuis longtemps j’ai abandonné les bâtons de marche, trop encombrants à mon goût pour le service rendu et je n’ai donc pour me protéger d’une éventuelle attaque que mon sac à dos, ma « mochilla », comme on dit en Espagne. Je le décroche et le prends devant moi, me disant que si attaque il devait y avoir, je pourrais m’en servir comme bouclier et que s’il fallait courir, je serais beaucoup plus à l’aise sans lui. Soudain le taureau baisse la tête, gratte le sol de ses deux pattes avant et bondit en ma direction. Je n’ai que le temps de mettre mon sac entre lui et moi ; d’un coup de gueule, il fonce dedans tel le taureau qui se lance sur la cape du torero. Une de ses cornes se prend dans les sangles, alors dans un mouvement réflexe il secoue la tête pour s’en débarrasser et mon pauvre sac, après une pirouette dans les airs, atterri à cinq mètres de là. La bête s’acharne dessus, le poussant de son museau, le retournant pour y chercher je ne sais quoi et à chaque mouvement de gueule laissant dégouliner sur la toile un coulis de bave. Plus je le regarde, plus il me parait énorme, son poitrail est gigantesque, chaque balancement de sa tête éjecte dans l’air un flot d’écume. J’ai profité de ces courts instants où je n’étais plus sa cible privilégiée pour me réfugier sur un monticule de roches à proximité de là. Ce sont d’énormes pierres que le paysan a extraites de son champ, certainement avec un engin de chantier, et qu’il a entassées dans des endroits de la parcelle où elles gêneront moins pour la culture. Je grimpe sur la plus élevée d’entre-elles. Le mastodonte abandonne la bataille qu’il a livrée et perdue avec le sac pour revenir dans ma direction, espérant certainement avoir plus de succès. Il lève la tête pour me regarder, pose ses pattes avant sur le premier rang de pierres et se rend compte, je pense, qu’il manque encore quelque chose : son museau baveux est encore à près d’un mètre de mes pieds. Sur le moment je me sens rassuré, mais imagine très vite que nous n’allons pas passer la journée à nous observer, chacun attendant que l’autre commette la faute. Ma position, si elle m’a mis hors de danger n’est pourtant pas des plus confortables : je suis debout sur une pierre qui ne peut accueillir que la surface de mes godillots, je n’ai rien sur quoi m’appuyer ni m’adosser et s’il me venait l’idée de m’assoir, ou si je trébuchais, c’en serait certainement fini de moi.

La pression est retombée, alors je prends un peu de temps pour réfléchir, pour trouver une solution pour me sortir de ce pétrin. D’abord je pense au téléphone : impossible, il est resté dans le sac et peut-être même qu’il est en miette ! Crier : inutile il n’y a personne de visible aux alentours ! Attendre que quelqu’un passe : oui, mais pendant combien de temps devrai-je rester sur ce caillou en courant le risque de tomber ? Courir pour rejoindre le passage canadien me parait être la meilleure solution mais à y réfléchir davantage elle ne me semble pas garantir ma survie. Il y a une centaine de mètres et même si je le surprends et gagne quelques pas au départ, il y a fort à parier qu’il me rattrapera sachant qu’à l’arrivée je vais devoir marquer un temps d’arrêt avant de poser le pied sur la première poutrelle pour ne pas risquer de le mettre dans le vide ! Je pourrais aussi lui lancer des pierres dans l’espoir de le voir s’enfuir : impossible elles sont trop grosses pour pouvoir les soulever ! Alors que faire ? Je me rends compte que sous ma parka, largement ouverte devant, je laisse apparaitre mon tee-shirt rouge vif. Est-ce cela qui l’attire ? Dans le doute, j’enlève la parka puis le tee-shirt que je roule en boule pour lui lancer le plus loin possible. Et là fiasco, il ne détourne pas un instant son regard comme s’il avait compris le piège que je lui tendais. En fait qu’attend-il ? il n’est pas carnivore alors que peut-il espérer de ma dépouille ? Est-ce une forme d’intelligence qui l’anime, un instinct qui pourrait lui faire penser qu’avec l’arrivée d’un intrus il doit craindre pour sa vie ? Les minutes passent et son regard est toujours aussi fixe : c’est celui du taureau face à un torero qui s’apprête à lui porter l’estocade. Dans la situation présente, je crains que ce soit lui qui la porte ! Si ma vie n’était pas en jeu, je dirais que ce serait un juste retour des choses, au pays de la tauromachie !

            Soudain j’entends au loin le bruit d’un tracteur qui se rapproche. Dès lors je suis soulagé, car je sais qu’il n’y a qu’un chemin et qu’il sera obligé de passer vers moi. Maintenant je l’aperçois, il vient effectivement dans ma direction en empruntant le passage canadien. Il tire un chariot chargé de bidons de lait et porte sur une fourche devant lui une énorme balle de fourrage. J’avais bien imaginé que la traite du matin n’était pas encore faite, mais je n’avais même pas osé l’espérer au risque d’être déçu. Le paysan a compris ce qui m’arrivait et me lance :

            Qué pasa señor ?

            El toro ! répondis-je.

Il abaisse la balle de foin et avance sur le taureau, le contraignant à reculer de plusieurs mètres puis me fait signe de venir le rejoindre dans sa cabine. Je ne demande pas mon reste, mais néanmoins prends le temps de ramasser mon sac sachant le taureau sous bonne garde. Je grimpe dans la cabine, tenant à la main ma « mochilla » dégoulinant de bave et je suis conduit jusqu’à la sortie.

Muchas gracias señor !

Après cette « aventure » je ne peux m’empêcher de penser que parfois la vie tient à peu de chose : « une pierre un peu plus haute que les autres !». 



Le décor des lieux


Le taureau




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