dimanche 20 décembre 2020

Le vieil homme et la noix

 

Parti du Puy-en-Velay il y a deux mois pour rejoindre Saint-Jacques-de-Compostelle et après avoir traversé les merveilleux paysages de l’Aubrac, la chaine des Pyrénées à Roncevaux, les vignobles de la Rioja puis le plateau de la Meseta, je pénètre maintenant en Galice, ultime région de ma longue pérégrination. Une contrée qui ressemble davantage à la Bretagne qu’à ses sœurs espagnoles. Un climat océanique, une côte très découpée livrée aux caprices de l’Océan Atlantique, des paysages vallonnés couverts de forêts et d’herbages, un sol où partout le granit affleure, autant d’éléments qui justifient son surnom de « Bretagne de l’Espagne ». Ici, la vie est rude, en témoignent ces fermes éparses qui, à les observer, donnent l’impression que le temps s’est arrêté. Elles ressemblent étrangement à celles que j’ai connues dans mon village alors que j’étais enfant et que la mécanisation n’avait pas encore atteint nos campagnes. Des bâtiments construits à l’ancienne avec des murs faits de pierres et de tuf, un toit couvert de larges laves de grès et des menuiseries qui bien souvent mériteraient d’être rafraichies.  Le corps d’habitation, réduit à deux ou trois pièces, occupe le rez-de-chaussée entre la grange et l’étable et les greniers la partie supérieure, auquel il faut ajouter l’incontournable « horréo » qui trône en bordure de route. Il s’agit d’une structure sur pilotis destinée à mettre à l’abri des rongeurs les grains de la dernière récolte ; ses parois à claire-voie permettent d’achever le séchage. La description ne serait pas complète si je passais sous silence le tas de fumier adossé au mur de l’étable avec les ruissellements de purin qui traversent le chemin pour gagner le fossé d’en face, le coq qui chante au sommet du tas et les poules accompagnées de leurs poussins qui grattent en bas pour trouver leur pitance. Ne cherchons pas les tracteurs ni tous ces engins de culture que nous connaissons chez nous, ici ce sont les chevaux ou les bœufs qui tirent la charrue et la charrette de fourrage.

C’est dans ce décor d’un autre siècle que je fais la connaissance d’un vieil homme. Je l’ai aperçu de loin, sortant de sa maison et venant à ma rencontre. Il semblait attendre quelqu’un qu’il ne voulait surtout pas manquer. Il me rejoint au milieu du chemin, marchant difficilement, s’appuyant sur une canne qui semble porter tout le poids des années. Je le salue, avec tout le respect que je dois à une personne de son âge. Il me dit alors se prénommer Ernesto et habiter ici. La conversation pourrait s’arrêter là, mais il me propose d’emblée de venir prendre un rafraichissement chez lui. Il est midi et je n’ai aucune idée de ce qu’on peut appeler « rafraichissement » dans cette région : j’imagine un verre de gros rouge ou peut-être une bonne gnole de pays ; on verra bien, mais je saurai rester vigilant ! J’aurais pu refuser l’invitation arguant la dizaine de kilomètres qu’il me reste à parcourir, mais j’ai assez d’expérience du Camino pour savoir que ce sont ces occasions impromptues qui font le Chemin. Parcourir des centaines de kilomètres la tête dans le guidon, ou à contempler ses godillots, n’a pas vraiment de sens si nous ne regardons pas autour, si nous ne saisissons pas ces moments différents qui s’offrent à nous et qui resteront gravés dans notre mémoire davantage que les paysages que nous avons traversés. De toute façon dans le cas présent je n’ai pas le choix, car le vieillard m’a déjà saisi le bras et entraîné vers sa demeure. Elle est encore plus délabrée que ce que j’ai décrit plus haut. Lorsque je pénètre dans la cuisine, une pièce qui doit servir à beaucoup d’autres choses qu’à préparer les repas et qui n’a pas vu le balai depuis bien longtemps, une odeur nauséabonde me provoque un haut-le-cœur. Je me dis gare à la transparence des verres ! Il en tire deux du buffet, mais je dois avouer que j’ai été mauvaise langue, car il n’y a rien à redire quant à leur propreté. Il me fait asseoir à la table, prend une cruche dans la crédence et se dirige alors vers l’évier de pierre encastré dans l’épaisseur du mur et, d’un geste lent, il manœuvre plusieurs fois le levier d’une pompe à bras. Sa cruche emplie, il revient vers moi, trainant ses lourds sabots de bois sur le sol de terre battue, puis s’assoit à mes côtés. Depuis que je l’ai aperçu, venant à ma rencontre, j’ai compris que cet homme avait quelque chose à me dire et que le rafraichissement qu’il m’a proposé n’était qu’un prétexte. D’une main tremblante, il emplit les verres puis nous trinquons pour sceller notre amitié. Ernesto se lance alors dans un long discours, évoquant tour à tour, son épouse décédée il y a deux ans, le deuil qu’il n’a jamais réussi à faire et enfin ses deux filles qui ont quitté la région dans l’espoir de trouver une vie meilleure. Elles sont parties à Barcelone me dit-il, mais aujourd’hui il n’a aucune nouvelle d’elles. À mesure qu’il parle je sens son émotion grandir, sa gorge se serrer et les larmes envahir ses yeux.

                — Tu sais la vie n’a plus beaucoup de sens pour moi : je ne suis pas en mauvaise santé, mais ici je suis seul, il n’y a pas de village, je ne vois personne. Heureusement que j’ai un petit bout de jardin pour m’occuper et me donner tout ce dont j’ai besoin pour vivre. Comme tu l’as vu j’ai beaucoup de difficultés à marcher et pour me déplacer je n’ai que ce vieux vélo qui est là, devant la porte. J’attends avec impatience que le Bon Dieu me rappelle à lui, je serai mieux qu’ici, je serai certainement au paradis, car je n’ai rien fait durant ma vie qui mérite l’enfer. Tu as de la chance toi, tu es encore jeune et tu vas à Santiago ; toute ma vie j’aurais voulu faire ce camino mais le travail à la ferme ne m’en a pas laissé le temps et après ce sont les forces qui m’ont manqué.

                Poursuivant sa conversation, il se retourne et tire une noix d’un panier posé sur une chaise.

         — Tu vois cette noix, je te la confie pour que tu la déposes à la cathédrale de Santiago. Je n’ai jamais pu y aller, mais pour moi ce sera une manière de faire mon pèlerinage. Je saurai qu’une noix que j’ai tenue dans mes mains aura pénétré dans la maison de l’apôtre Saint-Jacques.

                 Je lui réponds que je le ferai avec grand plaisir, que son vœu sera exaucé. Je sens alors qu’il est soulagé et qu’en lui-même il doit penser : « maintenant je peux mourir ! ». Après quelques autres échanges où je perçois toujours le même désespoir dans ses paroles, je prends congé de lui en le remerciant. À travers sa poignée de main, je mesure toute la reconnaissance qu’il veut me témoigner. Il me souhaite « buen camino ».

Je ne suis plus qu’à trois jours de marche de Saint-Jacques. Ce sont des étapes que je veux savourer dans toutes leurs dimensions, car davantage que l’arrivée, ce qui me plait en vérité c’est le Chemin, un Chemin chaque jour différent et fait de ces moments forts comme celui passé avec Ernesto.

Puis vient ce grand jour où parmi des centaines de pèlerins, je pénètre sur la Praza del l’Obradoiro face à la cathédrale et vais me livrer à un rituel immuable : Photo sur la place, récupération de la Compostella, ce précieux diplôme qui atteste que l’on a fait le chemin, recueillement devant les reliques de l’apôtre, embrassade de son buste puis enfin messe à la cathédrale. Arrivant trop tard pour celle de midi je me rendrai à celle de 19 heures. Je connais assez bien les lieux pour y être venu à chacun de mes Caminos et je sais qu’il faut s’installer dans les bancs une heure avant le début de la cérémonie pour profiter d’une bonne place, là où l’on pourra admirer au plus près le Botafumeiro se balancer sur le transept au-dessus des fidèles. Les rangs se remplissent peu à peu et une personne du service d’ordre, en gilet jaune, répète périodiquement les consignes qu’elle a apprises par cœur et dans toutes les langues : « ne faites pas de bruit, photographies et caméras interdites pendant l’office et éteignez vos portables ». Puis dans une chorégraphie maintes fois répétée, les ecclésiastiques en chasuble rouge et blanche remontent la nef et prennent place dans le chœur. L’archevêque de Santiago, Monseigneur Toboso, préside l’office. Après quelques notes jouées par l’organiste de service, le silence s’installe et une petite sœur, que je vois et admire chaque année au terme de mes chemins, chante a capella un cantique en espagnol ; sa voix d’une clarté et d’une pureté extraordinaire emplit la cathédrale. J’ai toujours un plaisir immense à l’écouter. Puis la messe se déroule avec le faste et la solennité que le lieu impose et vient l’heure de la quête. Des bedeaux vêtus d’un long manteau pourpre se dispersent dans les différentes allées.   Ils portent non pas un panier d’osier, comme on a l’habitude de le voir, mais un sac de velours épais de la même couleur que leur habit. Pour y déposer son obole, il faut y plonger la main. Quittant Ernesto, j’avais alors réfléchi au lieu où je pourrais mettre sa noix et j’avais pensé que, pour qu’il obtienne le maximum de grâces, il fallait la déposer au chœur de la cathédrale, sur l’autel ; un endroit impossible à atteindre, même entre les offices, étant donné le service d’ordre qui veille sur les lieux. J’avais alors pensé à la quête, au sac de coton pourpre que les quêteurs posaient à l’issue de leur collecte sur un petit guéridon devant l’autel. Alors lorsque l’homme vêtu de pourpre me tend le sac, j’y plonge la main pour y déposer la noix : ni vu ni connu !

La cérémonie se poursuit selon la liturgie, vient le moment de l’eucharistie et enfin pour conclure celui du Botafumeiro. Ce ne serait pas mentir que de dire que c’est celui qui est le plus attendu par la foule des pèlerins, ces quelques minutes pendant lesquels l’énorme encensoir se balance à une dizaine de mètres au-dessus de leur tête. C’est la cerise sur le gâteau !  Mais quelle cerise !

La foule des fidèles quitte ensuite la cathédrale ; peu à peu les bancs se vident et la nef retrouve son calme. Les bedeaux ont déposé les sacs sur un guéridon vers l’autel. Un prêtre les prend un à un et sous les yeux de tous les prélats présents, les vide dans une large coupe de métal doré. La noix qui roule entre les pièces et les billets n’a pas échappé à Monseigneur Toboso qui la saisit et souriant, la montre à ses confrères. Je suis trop loin pour entendre sa réflexion, mais je suppose qu’il a très probablement lâché quelque chose comme « plaisantin ! ».

Les bancs sont maintenant complètement déserts et je suis seul au premier rang à épier la scène. L’archevêque a bien vu que le plaisantin n’était pas loin ; d’un mouvement de tête je lui fais comprendre qu’il est bon détective. Alors il m’appelle et je sens vite qu’il veut en savoir davantage, persuadé que derrière mon geste, il n’y a pas qu’une plaisanterie de potache. Je le rejoins et lui explique alors la rencontre avec Ernesto dans la campagne galicienne, je lui décris le vieil homme, la misère dans laquelle il vit, son état de détresse, de solitude, son envie de voir sa vie s’achever, et sa grande déception de n’avoir jamais pu pénétrer dans cette grande maison. Je lui parle de cette mission qu’il m’a confiée au moment de le quitter et de l’importance qu’il semblait y attacher, expliquant qu’il voulait ainsi, avant de mourir, créer une sorte de lien avec l’apôtre puisqu’il n’a pas pu le faire autrement. Tous m’ont écouté religieusement et je remarque alors beaucoup d’émotion dans le regard de chacun ; mon récit les a touchés et particulièrement Monseigneur Toboso qui semble avoir mesuré à sa juste valeur la dimension spirituelle de la démarche. Il prend alors la noix, la pose délicatement sur une patène et fait un signe de croix pour la bénir. Il ajoute ensuite : 

        — Sa place, maintenant, est dans le tabernacle, le Saint des saints ; je l’y laisserai jusqu’à la Saint-Jacques.

                   Il joint alors les gestes à la parole et se dirige vers la petite armoire sacrée pour y déposer la noix d’Ernesto.

                  Ainsi soit-il !

 

 

Ferme de Galice


Ferme de Galice


 

 

Le horréo

 



L'heure du botafumeiro








Le produit de la quête 

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