dimanche 20 décembre 2020

Il s'appelle Steve

 

             –– « Il s’appelle Steve, je suis amoureuse de lui et ce matin il m’a plantée ici dans ce petit bourg de Arneiro das Milhariças ».  Ainsi parle Verena une pèlerine qui comme moi parcourt le Chemin portugais qui conduit à Saint-Jacques-de-Compostelle, la Via Lusitania. Je suis ce soir-là attablé avec deux Français rencontrés peu après Lisbonne : Jean-Paul et François, et nous sommes en train de prendre l’apéritif accompagné de toutes ces petites tapas qu’ici on a l’habitude de servir en amuse-gueule. À une table voisine, une dame seule, la cinquantaine, déguste un Spritz sans grand entrain. Elle ne semble pas afficher une forme étincelante. Lorsqu’elle s’est installée, j’avais remarqué que son pied droit était bandé.

            — Un problème ? lui dis-je, me tournant vers elle et portant mon regard sur son pied.

            –– Bonjour, je m’appelle Verena, j’habite Lausanne en Suisse. J’ai effectivement des soucis avec un pied sur lequel de grosses ampoules ont éclaté et la chair est à vif. C’est très douloureux ! J’ai consulté un médecin hier matin qui m’a ordonné trois jours de repos et m’a prescrit des pansements à renouveler matin et soir. J’ai trouvé un infirmier au village pour me soigner et l'hospitalier de l’albergue a accepté que je reste ici.

            Après les présentations de chacun de nous, Verena qui entre temps a glissé sa chaise jusqu’à notre table, se lance dans un long monologue pour nous expliquer en final que, davantage que son pied, c’est son cœur qui la fait souffrir.

            –– C’était en septembre l’année dernière, il y a donc exactement un an, j’étais partie sur la Via Francigéna. C’est le Chemin qui va de Canterbury à Rome et qui passe tout près de chez moi, à Lausanne, puis traverse les Alpes pour rejoindre l’Italie. J’étais seule sur la première étape et le soir au gîte de Vevey, au bord du Léman, j’ai fait la connaissance d’un pèlerin, un Américain qui avait atterri le matin même à Genève et rejoint Lausanne en taxi pour prendre le départ. Nous étions seuls au gîte et nous avons donc beaucoup parlé. Il m’a dit s’appeler Steve et être originaire de Californie. Les étapes suivantes nous étions toujours seuls, alors nous marchions ensemble et au fil des jours une certaine forme d’amitié est née entre nous. C’était un homme très sympathique, plein d’humour, très cultivé et généreux. Le soir il n’était pas question que je sorte ma carte bleue pour régler le restaurant, c’est lui qui payait et il aurait été vexé que je l’en empêche. Il manifestait beaucoup d’empathie envers moi, toujours soucieux de mon état de fatigue, me suggérant de faire une pause s’il voyait que j’avais des difficultés à certains moments, me proposant de prendre un rafraichissement lorsque nous passions devant un bar. En fait, un homme vraiment bien, très prévenant et je ne sais pourquoi, mais je m’en suis rapidement éprise. Je pense que c’était réciproque, mais il ne le manifestait pas, il restait sur la réserve, il se conduisait en gentleman. Nous avons ainsi traversé les Alpes par le Grand-Saint-Bernard, la Vallée d’Aoste puis découvert de magnifiques villes comme Pavie, Sienne avant d’arriver à Rome. Je dois vous avouer que Steve a donné une autre dimension à mon Chemin. Nous avons passé quelques jours à Rome pour visiter la ville que ni lui ni moi ne connaissions. Nous avons découvert le Colisée, jeté des pièces dans la Fontaine de Trévi, enfin fait tout ce que les touristes qui viennent à Rome ne manquent pas de faire. Et là encore Steve a été charmant avec moi et toujours aussi généreux. Steve n’aimait pas parler de lui alors j’ai dû beaucoup le questionner pour en savoir un peu plus sur sa vie là-bas, sa famille, son job… Il m’a dit qu’il avait monté une start-up à Sacramento : il avait 800 employés et ingénieurs et il fabriquait des microprocesseurs pour Intel.

            À la fin de ce périple il a repris un avion pour San Francisco et moi un vol pour Genève. Ni lui ni moi ne souhaitions que notre histoire s’arrête là, dans un hall d’embarquement, alors nous avons décidé de poursuivre notre relation : pas une semaine sans que l’on se fasse un face-time, que l’on s’envoie des photos ou des SMS. Nous parlions de nous, de notre quotidien, de nos projets, enfin de tout et n’importe quoi. En janvier dernier, il est revenu en France pour participer au Chapitre de la Saint-Vincent au Château de Vougeot. Il avait été intronisé il y a quelques années dans la Confrérie des Chevaliers du Tastevin et tous les ans il ne manquait pas ce rendez-vous ; il en profitait pour acheter des grands crus de Bourgogne et se les faisait expédier en Amérique. Nous avions profité de ce voyage pour nous revoir et c’est à cette occasion que nous avons décidé de faire cette année le Chemin portugais. Nous sommes donc partis il y a quatre jours de Lisbonne espérant revivre quelque chose de semblable à ce que nous avions connu sur la Via Francigéna. Mais je dois dire que dès le départ je n’ai pas retrouvé le Steve que je connaissais.

            Son récit interminable commençait à me barber alors, impatient de connaître la fin de son histoire, je l’interromps et lui demande :

            –– mais alors il est ici ton Steve ?

            –– Attends que je finisse de vous raconter. Je vous disais que Steve avait changé, il n’avait plus les mêmes égards par rapport à moi, beaucoup moins attentionné et également moins enjoué. Hier matin, après avoir vu le médecin qui m’a dit d’arrêter la marche pendant trois jours, il m’a annoncé qu’il reprenait le chemin dès le lendemain. Je lui ai alors dit : « et moi je fais comment ? ». Il m’a alors fait une réponse sèche : « tu n’as qu’à prendre un taxi ! ». Je lui ai répondu que c’était impossible, qu’il savait que j’avais des soins d’infirmier matin et soir et là j’ai eu l’impression que ça l’arrangeait bien. Ce matin il est parti seul me disant simplement « au revoir Verena », semblant oublier tout ce qu’on avait vécu ensemble. Voilà ! vous me demandiez si j’avais un problème, maintenant vous savez tout !

            Racontant ce dernier épisode, j’ai vu apparaitre quelques larmes dans ses yeux. Verena cherchait quelqu’un à qui confier toute sa peine et c’est nous qui sommes passés à ce moment. Maintenant elle attend certainement de notre part des paroles rassurantes, des mots qui la réconfortent, qui lui laissent espérer que ce qui s’est passé ce matin n’était qu’une saute d’humeur de Steve, que ça ne remettrait pas en cause tout l’espoir qu’elle plaçait dans cette relation. Je me suis alors rendu compte que ce n’était pas facile de répondre dans le sens qu’elle attendait tout en restant honnête avec elle. De son long récit je m’étais dit, sans en connaître la raison, qu’elle ne reverrait certainement jamais son beau prince charmant, que si sur ce Chemin il avait perdu beaucoup de ce qu’elle avait apprécié chez lui, c’est qu’il a voulu que ce soit ainsi, que peut-être il avait réfléchi et n’avait pas jugé bon de s’engager davantage, que tout ce qu’ils avaient partagé resterait une simple et belle aventure. Je ne peux pas lui dire dans ces termes, je sais qu’il faut lui laisser l’espoir. Alors je me risque à une réponse :

            — Tu sais, comme tu nous l’as décrit, c’est un businessman, un boss, il est certainement très contraint sur son planning, il a dû réserver un vol de retour et sait qu’il ne peut pas s’autoriser le moindre retard. Toi par contre, tu as une solution, si tu ne peux pas prendre un taxi comme il te l’a proposé, tu peux en prendre un dans trois jours pour le rattraper et tenter de comprendre son attitude.

            — Non, c’est difficile, car il y a une chose que je ne vous ai pas dite, c’est que quand je lui téléphone je tombe immédiatement sur sa messagerie et mes SMS ressortent « non distribué » ; je ne sais pas si c’est un problème technique parce que nous sommes à l’étranger et que mon forfait ne permet pas ces échanges ou alors s’il a bloqué mon numéro, mais ce qui est certain, c’est qu’en Italie l’année dernière, ça marchait et qu’avec l’Amérique, je communiquais sans problème.

            Mes amis lui disent aussi quelques mots gentils, mais j’ai senti qu’il en fallait beaucoup plus pour la rassurer. Le matin Jean-Paul et François sont partis de bonne heure et alors que je suis à l’évier en train de faire ma provision d’eau pour la journée, Verena vient vers moi et me dit : « si tu rencontres Steve, dis-lui qu’il m’attende à Santiago, que j’essaierai, lorsque je serai guérie, de rattraper une étape. Donne-moi ton numéro de téléphone je vais t’envoyer une photo de lui pour que tu le reconnaisses. Tu marches plus vite que nous, je pense que tu le rattraperas d’ici une dizaine de jours ». Quand je reçois le MMS avec la photo de Steve je me garde bien de lui faire remarquer que nos téléphones fonctionnent parfaitement au Portugal, mais je pense que, sans le dire, elle a fait le même constat. Lorsque je la quitte, je l’assure que je ferai tout pour retrouver Steve et que je lui passerai son message.

Je poursuis mon chemin, enchaînant les étapes et retrouvant chaque soir Jean-Paul et François. Nous reparlons souvent de ce que nous a dit Verena. Nous imaginons entre nous différentes hypothèses pour expliquer la conduite de Steve. De toutes, nous sommes assez d’accord pour penser que Steve se sera rendu compte que Verena est folle amoureuse de lui, ou alors aura compris qu’elle pouvait être attirée par son argent et que dans l’un ou l’autre des cas elle ne tardera pas à lui mettre la pression pour le rejoindre en Californie. Une hypothèse qui laisse néanmoins des interrogations, car pourquoi avoir décidé de faire ce Chemin ensemble ? C’eût été si facile de refuser ! S’il a une famille à Sacramento pourquoi ne pas lui avoir expliqué que s’ils veulent poursuivre cette relation ce ne pourra être que de ce côté de l’Atlantique ?

            J’avise mes amis que je vais cumuler deux étapes sur une journée pour tenter de le rattraper afin de lui transmettre le message de Verena ; je leur dis que je les retrouverai à Porto, je ferai une pause d’un jour et j’en profiterai pour visiter la ville. Je marche encore quelques étapes avec eux et au départ de Coimbra je mets mon plan à exécution et m’élance tôt le matin sur une marche de 43 kilomètres pour rejoindre Agueda : un Marathon ! Rarement j’ai parcouru de telles distances dans une seule journée, mais là j’ai un objectif qui me donne des ailes. Vers 17 heures la ville est en vue. Pour l’atteindre, il faut emprunter un long pont qui relie les deux rives du fleuve Agueda. Je marche dans les pas d’un pèlerin qui semble à bout de forces, mais que je ne peux dépasser compte tenu de l’étroitesse du trottoir et du trafic sur la voie de circulation. Soudain quelque chose me dit que c’est peut-être l’homme que je cherche. Il a le même chapeau, les mêmes chaussures et le même gabarit que sur la photo que j’ai parfaitement en tête. J’attends de quitter le pont pour venir à sa hauteur et échanger quelques mots comme on le fait souvent entre pèlerins et là je n’ai plus aucun doute, je viens bien de rattraper Steve. Dans la conversation, je lui dis que je suis originaire de Dijon, que je suis Bourguignon. Ce n’était pas une stratégie de ma part, mais m’entendant prononcer le mot de « Bourguignon », il réagit immédiatement et avec un accent du pays de l’oncle Sam, il me rétorque :

            — Ah la Bourgogne, je connais ! Je fais partie de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin du Château de Vougeot et chaque année je viens y faire le Chapitre de la Saint-Vincent, j’y étais encore en janvier dernier.

Je l’interromps, car je sens que, comme il est parti, il va me réciter le menu et m’énumérer tous les vins qu’il a dégustés.

            — Je crois savoir que vous vous appelez Steve et que vous êtes Américain !

            — C’est exact, mais comment savez-vous cela ?

            — Eh bien il y a quelques jours, à l’albergue de Arneiro das Milhariças, j’ai rencontré une dame qui m’a parlé de vous ; elle s’appelait Verena et souffrait d’un pied. Elle m’a dit que vous marchiez ensemble, mais qu’elle avait dû vous laisser continuer seul, car elle devait faire une pause de trois jours. Elle m’a dit que si je vous rencontrais je vous dise de l’attendre à Santiago et qu’elle ferait tout son possible pour gagner un jour. Elle m’a donné une photo de vous afin de vous reconnaitre.

            — Ok ! Thank you very much ! Dans quelle albergue allez-vous ?

            — J’ai réservé à Santo Antonio ; il parait que c’est très bien !

            — Alors nous allons nous revoir ; je vous laisse aller, je suis exténué !

            Le soir après la douche et la lessive je retrouve Steve qui me propose de dîner avec lui. Il attaque la conversation d’emblée :

            — Elle t’a dit quoi d’autre Verena ?

            — En vérité nous avons parlé assez longuement avant qu’elle me demande de te faire passer ce message. Elle m’a raconté qu’elle t’a connu sur la Via Francigéna dont elle avait gardé un excellent souvenir, elle avait apprécié ta compagnie et ne doutait pas que c’était réciproque. Elle m’a dit également que vous entreteniez des relations par téléphone, que vous vous étiez revus en janvier à Genève et que lors de cette rencontre vous aviez décidé de faire le Chemin portugais ensemble. Par contre, sur les quelques étapes que vous avez faites ensemble elle t’a trouvé moins enjoué, un peu comme si tu avais des problèmes, tu étais souvent ailleurs et elle n’a pas vraiment compris que tu ne l’attendes pas pour repartir tous les deux une fois son pied guéri.

             — Je vois que tu sais tout, ou à peu près tout ! Nous sommes tombés effectivement amoureux l’un de l’autre sans jamais nous le dire et je comprends ce qu’elle ressent depuis que je l’ai laissée seule à attendre sa guérison. Tout ce qu’elle t’a dit est exact comme il est vrai que sur les jours où nous avons marché ensemble, je n’ai pas dû la faire beaucoup rire, je n’avais vraiment pas la pêche, mon esprit était ailleurs. Ce que je ne lui ai pas avoué, mais que je peux dire à toi, c’est que la semaine avant mon départ j’ai fait, comme je le fais tous les ans à la même époque, un check-up de santé et là les médecins ont diagnostiqué un cancer du pancréas très avancé, me disant que c’était une question de mois tout au plus. Il était trop tard pour engager un quelconque traitement qui, au dire du professeur que j’ai rencontré, n’aurait eu aucune efficacité et m’aurait occasionné beaucoup de désagréments. Tu imagines le choc quand on te dit ça ! J’étais trop près de mon départ pour tout annuler et je n’ai rien voulu dire à Verena. Moralement les premières étapes ont été l’enfer pour moi, car je me suis rendu compte que ma place n’était pas là, qu’elle devait être auprès de ma femme et de mes enfants à Sacramento pour partager avec eux les dernières semaines de ma vie, alors quand Verena a eu ce problème j’ai pensé que ce pouvait être l’occasion de la quitter pour repartir en Amérique. Hier j’ai réservé un vol au départ de Porto, je n’irai pas à Santiago.

            — Je suis désolé Steve, mais pourquoi ne lui en as-tu pas parlé ?

            — J’ai essayé, mais à aucun moment je n’ai eu le courage de la faire. J’avais même bloqué son numéro pour ne pas avoir à lui répondre, c’aurait été trop dur ! Verena a dû te dire que j’ai une grosse entreprise. Je dirige près de mille ingénieurs, je prends des décisions qui portent quelques fois sur des millions de dollars et je n’ai aucune difficulté pour faire ça, mais parler de mon problème à Verena était au-dessus de mes forces.

            — Tu comptes faire quoi ? Tu ne peux pas la laisser dans l’ignorance !

            — Je vais lui faire un long SMS pour lui expliquer tout ça, les sentiments que j’éprouve pour elle, mes problèmes de santé, lui demander qu’elle me pardonne mon attitude des premières étapes, lui dire adieu.

            — Oui, je pense que c’est ce qu’il faut faire ! Moi je vais poursuivre, mais je garderai votre belle histoire en tête.

            Le lendemain matin je quitte Steve pour reprendre le chemin. Je l’assure qu’à Santiago je mettrai un cierge pour lui. Je lui souhaite bon courage pour affronter l’épreuve qui l’attend. Adieu Steve !

 

Steve de dos, rattrappé sur le pont d'Agueda

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