dimanche 20 décembre 2020

Il y a des jours sans

 

          –– Was ist der schwanz, der mit meinen schuhen gegangen ist ? (Quel est le con qui est parti avec mes chaussures ?) lance Joachim à quelques pèlerins qui étaient sur le point de quitter le gîte, alors qu’il vient de constater qu’il ne reste plus qu’une paire de godillots dans le râtelier et que ce ne sont pas les siens.

            Je fais la connaissance de Joachim à Vila do Condé sur le Camino portugais de la Costa. C’est dans ce petit bourg que je termine ma première étape et j’ai pris le soin de réserver une chambre dans un petit hôtel. C’est un dortoir à six lits répartis sur deux niveaux et lorsque j’y pénètre un des couchages du dessus est déjà occupé : un homme y est allongé en train de lire un livre. À son sac à dos posé au pied, je comprends d’emblée que comme moi, il se rend à Saint-Jacques-de-Compostelle.

            –– Bonjour ! lui dis-je.

            –– Guten tag ! me répond-il en levant les yeux de son bouquin et en m’adressant un sourire bienveillant.

Comprenant vite que ce n’est pas dans la langue de Goethe que l’on va pouvoir converser il poursuit dans celle de Shakespeare :

            –– I’m calling Joachim.

            –– My name is Alain.

            Après ces rapides présentations nous faisons plus ample connaissance. Joachim est Bavarois et pérégrine depuis une quinzaine de jours ; parti de Lisbonne il a fait le Chemin portugais de l’intérieur et depuis Porto poursuit sur le Camino de la Costa, un chemin qui longe l’océan jusqu’à Vigo. Fier de me montrer les étapes qu’il a faites, il déplie sa crédenciale devant moi. C’est un véritable chef-d’œuvre ! Je n’ai jamais porté une grande attention à la tenue de la mienne, considérant que l’essentiel était d’avoir les tampons là où j’étais passé et tant pis si certains se chevauchaient ou couvraient plusieurs cases ou si l’encre était trop épaisse ou alors si pâle que les inscriptions en deviennent illisibles. La sienne est un véritable cahier d’écolier, celui du premier de la classe : aucun débordement de case, des effigies toutes originales et parfaitement orientées, un encrage impeccable avec une harmonie de couleurs et, cerise sur le gâteau, deux cases comportent en plus un petit ruban de couleur, l’un vert, l’autre rouge, fixé par des rivets qui traversent le carton de part en part. Une crédenciale comme celle-là, je n’avais jamais vu ! Je ne manque pas de le complimenter alors il m’explique que dans la vie il est très méticuleux, à rechercher toujours une forme de perfection dans tout ce qu’il entreprend. Pour la crédenciale il me confie qu’il ne laisse jamais l’hospitaléro apposer le tampon sur son passeport de pèlerin : « je prends le tampon, je l’encre moi-même, j’essaie sur un papier pour voir le rendu et lorsque ça me convient je l’applique sur la bonne case et inscris la date ». Il me dit qu’à Coimbra il a changé d’albergue parce qu’il voulait un tampon à l’effigie de l’université de la ville. J’ai déjà connu des maniaques, mais alors là ça dépasse tout que je pouvais imaginer !

            À dix-neuf heures, Joachim me propose de dîner avec lui, il me dit connaître un petit restaurant sympathique à proximité de l’hôtel, il y a déjeuné en arrivant et s’est vraiment régalé. Effectivement, sans être d’une classe exceptionnelle il y a ici tout pour satisfaire le client : un décor rustique, un accueil chaleureux, une cuisine qui sent bon la marée et pour agrémenter le repas un petit groupe de musiciens qui nous joue un air de fado, un style musical typiquement portugais. Au moment de payer, alors que je m’apprête à sortir ma carte, Joachim me retient le bras et me dit, sur un ton qui interdit toute contestation : « C’est moi qui t’invite ! ». Je n’ai pas le temps de réagir qu’il a déjà tiré une liasse de billets de sa poche et posé la main sur la note. Je le remercie bien évidemment lui disant que ce sera à charge de revanche, mais je lui demande tout de même pourquoi ces billets alors qu’il est si simple aujourd’hui de payer avec une carte de crédit. Il me répond qu’à l’étranger il n’utilise jamais la carte, qu’il a connu des situations où elle avait été refusée ou avalée par un automate et que, par ailleurs, lorsque l’on retire de l’argent on paie des commissions et que pour toutes ces raisons il préfère emporter des espèces ajoutant : « je ne crains pas les voleurs, il n’y a pas plus sûr endroit que le Chemin ! ».

            Au petit matin après une collation à l’hôtel, nous partons ensemble et poursuivons nos discussions de la veille ; il me parle du Chemin, de tous ceux qu’il a parcourus en Europe, d’anecdotes comme chacun en a connues sur le Camino, mais jamais il ne me parle de lui, de sa famille, de la profession qu’il exerçait avant la retraite. C’est un homme relativement secret qui, à sa façon d’être, laisse deviner l’appartenance à une certaine classe sociale et je sens bien que sa modestie lui interdit de se dévoiler davantage. Joachim me dépasse d’une tête et son pas, plus long que le mien, m’oblige souvent à forcer l’allure pour rester à sa hauteur. Il s’en rend compte, ralentit un peu, mais le naturel revenant au galop reprend sa cadence. Ce matin nous marchons en bordure de l’océan, une bruine qui nous vient du large nous a obligés dès les premiers kilomètres à enfiler les ponchos et protéger nos sacs. En début d’après-midi nous atteignons le terme de notre étape : Viana de Castelo. La ville est située à l’embouchure du fleuve Lima qui s’ouvre sur l’océan par un vaste estuaire. Un pont métallique de plusieurs centaines de mètres nous permet de rejoindre l’autre rive. Ce qui n’était ce matin qu’un simple coup de vent s’est brutalement transformé en tempête. Un spectacle apocalyptique s’offre maintenant à nos yeux : de hautes vagues viennent se fracasser sur les rochers dans un bruit assourdissant, des bourrasques de vent mêlées de pluie nous balaient le visage, nous obligeant à marcher courbés en deux afin d’offrir au vent le moins de surface possible. Une situation qui mérite photo pense certainement Joachim. Alors il tire de sous son poncho son Leica et je l’entends aussitôt s’écrier : « Hure ; meine kamera fiel in den fluss ! » (Putain ; mon appareil photo est tombé dans le fleuve !). À ce moment l’appareil doit déjà reposer par cinq mètres de fond ou être balloté quelque part en aval au gré du courant et Joachim a vite compris qu’il fallait l’oublier. « Heureusement il me reste mon téléphone ! » dit-il sans afficher une colère particulière. À vrai dire je n’étais pas trop surpris qu’il ne s’emporte pas davantage ou se mette à jurer comme le capitaine Hadock ; depuis hier je l’avais suffisamment analysé pour m’apercevoir que c’était un gars posé, pondéré et que pour lui l’argent n’était qu’un moyen et non un but ; et de l’argent il semblait bien ne pas en manquer à voir cette énorme liasse qu’il avait tirée hier de la poche de son pantalon !

            Durant plusieurs jours nous avons pérégriné ensemble et une certaine amitié est née entre nous, une estime réciproque associée à un grand respect l’un pour l’autre. Il m’avait dit m’apprécier et m’appelait « Don Alain », m’attribuant généreusement ce titre honorifique qu’en Espagne on réserve à une certaine classe de la société. En marchant, nous parlions de choses et d’autres, mais jamais il ne m’a reparlé de son appareil photo. Il m’a simplement confié que parfois il avait la poisse, que la malchance était trop souvent de son côté et que tout cela lui semblait paradoxal par rapport à sa recherche de la perfection.

            Quelques étapes plus loin, à Caminhas, dans une albergue en bordure du Rio Minho, nous rencontrons d’autres pèlerins que nous intégrons à notre petit groupe. Ce sont en fait toutes des pèlerines qui font le même Camino que nous, mais qui ont quitté Porto la veille de notre départ. L’une est Suisse, une autre Allemande, deux sont originaires de Roumanie, toutes parlent allemand ce qui oblige Joachim à me faire la traduction des conversations. Nous cheminons ensemble jusqu’à Vigo, dormant dans les gîtes municipaux et nous retrouvant le soir au restaurant pour un dîner bien convivial, autour du traditionnel menu pérégrino. Ce soir-là, au moment de régler la note, Joachim insiste auprès des dames pour prendre à sa charge leur part de l’addition et alors avec les mêmes gestes, il se lève pour déplier ses grandes jambes et tire d’une poche de son pantalon sa liasse de billets. Il en extrait un ou deux qu’il pose à côté de la note. Jamais il n’attend la monnaie. Quelle générosité ce Joachim !  

            Ce matin nous nous apprêtons à quitter Serralo pour rejoindre Ramallosa lorsque j’entends Joachim s’exclamer : « Was ist der schwanz, der mit meinen schuhen gegangen ist ? » (En français : « quel est le con qui est parti avec mes chaussures ? »). Hier au soir, comme chacun de nous, il a rangé ses chaussures dans le râtelier réservé à cet effet et ce matin lorsqu’il a voulu les reprendre il ne restait qu’une paire qui n’était pas la sienne, des godasses bien trop courtes pour ses grands arpions. J’avais connu pareille mésaventure sur un autre Chemin et je dois reconnaître que la situation n’est pas drôle. Nos godillots sont notre outil de travail au même titre que la truelle pour le maçon. Ce jour-là, la chance m’avait souri, car j’avais retrouvé le coupable, ou plutôt l’étourdi, quelques minutes plus tard alors qu’il prenait son petit-déjeuner au bar d’en face. Pour Joachim c’est moins évident, il n’y a pas de bar à proximité et tous les pèlerins sont déjà très loin devant. Dans ces petits bourgs où nous faisons étape il ne faut pas espérer trouver le moindre magasin de chaussures, il faut se rendre dans les grandes villes et ici la plus proche, Vigo, est à deux jours de marche. Joachim ne semble pas pour autant contrarié par la situation, il me glisse à l’oreille : « tu vois quand je te dis que j’attire la poisse ! ». Les étapes à venir sont plates, en bordure de l’océan, alors il décide de poursuivre avec les chaussures légères, celles qu’il porte le soir au gîte après la douche.

            Lorsque deux jours plus tard nous arrivons à Vigo, il est tout juste l’heure de déjeuner ce qui va laisser à chacun le temps de l’après-midi pour gérer ses priorités. Pour ma part j’ai choisi d’aller visiter la forteresse d’O Castro, un ensemble fortifié construit au 17e siècle et qui avait vocation de protéger la cité d’éventuelles attaques maritimes. Joachim lui a mis, on le comprend aisément, la priorité sur les chaussures, mais profite également de ce temps libre pour confier l’ensemble de son linge à une laverie ; encore son côté perfectionniste.

            Nous nous sommes donnés rendez-vous pour le dîner dans un restaurant de la grand-rue, à proximité de l’albergue. Demain, certains d’entre nous quitteront le Chemin. Les Roumaines prendront un bus pour Madrid d’où elles s’envoleront vers Bucarest et moi-même je regagnerai la France via Porto alors nous devinons déjà, qu’après le repas, au moment de se quitter, chacun éprouvera un petit pincement au cœur. Vivre plusieurs jours ensemble, à tout partager 24 heures sur 24, les bons et les mauvais moments, crée des liens très forts entre pèlerins et la séparation n’en est que plus difficile. Mais n’anticipons pas, nous avons encore une belle soirée à partager ! Lorsque j’entre dans le restaurant, les trois dames sont déjà installées et sont occupées à feuilleter la carte. Pour la circonstance elles ont revêtu leur plus bel habit, celui que l’on garde bien roulé au fond du sac et que l’on ne sort que pour le voyage. Joachim arrive quelques minutes plus tard ; lui n’a pas passé les habits du retour, car demain il rechausse les godillots. Il est vêtu avec la seule tenue que je lui connaisse : une chemise à carreaux et un pantalon saharien beige avec de larges poches sur les cuisses. Pour l’avoir vu fonctionner je sais que dans la poche droite se trouve sa liasse de grosses coupures et dans la gauche son bijou de crédenciale. Et ce soir- là, au moment de s’assoir, il plonge précisément sa main dans cette poche, certainement pour s’assurer que le carton ne va pas être déformé lorsqu’il pliera ses grandes guiboles pour les ranger sous la table. Je le vois alors complètement figé et littéralement déconfit. Lorsqu’il retire et ouvre sa main, une poignée de confettis tombe au sol et ne restent alors entre ses doigts que deux petits rubans, l’un vert, l’autre rouge. « Hure, meine Crédenciale ! » Il vient alors de comprendre qu’il a confié ses vêtements à la laverie sans prendre soin d’en vider les poches. Immédiatement, il enfonce sa main droite dans la poche opposée et affiche alors le même visage dépité, blême. Ce qu’il sort en écartant ses doigts ne ressemble pas à des confettis, mais davantage à une boule de pâte à papier. Il donne l’impression à ce moment-là que le ciel vient de lui tomber sur la tête. Il est véritablement sonné, mais pour autant il garde toute sa dignité. Il ne veut pas « pourrir » la soirée avec ses nouveaux problèmes, la page est déjà tournée.  Il me regarde alors en souriant et me dit :

            — Tu vois Don Alain, c’est probablement toi qui a raison, mieux vaut une carte bancaire qu’une liasse de billets !

 Connaissant suffisamment Joachim pour savoir qu’il ne se vexera pas et n’en fera pas une mauvaise interprétation, je lui lance une boutade qui me brûle les lèvres :

            — C’est ce que l’on appelle blanchir de l’argent Joachim ! 

 

Joachim

 
L'océan déchaîné!

 

Joachim d'un bon pas!

Le dernier repas du groupe


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