dimanche 20 décembre 2020

Il y a des cons

 

Je me souviens de mon premier Chemin, c’était en septembre 2011. Comme beaucoup de néophytes je m’étais laissé influencer par des pèlerins expérimentés qui m’avaient conseillé de partir du Puy-en-Velay pour rejoindre Roncevaux par la Via Podiensis, puis de poursuivre sur le Camino Norte jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. J’avais obtenu du Grand Séminaire du Puy, l’autorisation de garer ma voiture à l’intérieur de l’établissement et de l’y laisser jusqu’à mon retour. C’est là précisément, en parquant mon véhicule, que j’ai fait la première rencontre de mon Chemin. C’était un prêtre-médecin, un homme entre deux âges, très sympathique. Il rentrait de Compostelle et me confiait avoir fait le pèlerinage en 63 jours. À ce moment-là je n’avais pas suffisamment de repères pour juger du niveau de la performance, mais après coup je me suis rendu compte que c’était un résultat fort honorable. Certainement à la manière dont je portais mon sac à dos, il a remarqué d’emblée qu’il avait à faire à un débutant alors il s’est permis de me glisser quelques conseils. Il m’a notamment dit, et je m’en souviens parfaitement parce que, sortant de la bouche d’un prêtre, ça m’avait quelque peu surpris : « sur le chemin vous trouverez des gens bien, mais vous trouverez aussi des cons. Alors là, si vous rencontrez ce genre d’individu, vous avez deux solutions : ou marcher plus vite qu’eux ou marcher moins vite », ajoutant ensuite « ma fonction me demande de prêcher la tolérance, mais c’est comme tout, elle a des limites ! ».

C’est donc, armé de ce conseil et de quelques autres, que dès le lendemain matin j’ai pris le Chemin en gardant à l’esprit cette interrogation : « quand vais-je rencontrer mon premier con ? ». Il y a beaucoup de monde sur le Chemin et tout porte à penser que ces gens forment un échantillon assez représentatif de l’ensemble de la société, mêlant des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des gens cultivés et d’autres qui le sont moins, des sympas et des prétentieux…J’ajouterais aussi pour reprendre l’expression de prêtre, des gens bien et des cons, seule faille dans ce raisonnement c’est que pour s’élancer sur le Chemin il y a un prérequis de taille : savoir analyser objectivement la difficulté, s’organiser en conséquence et prendre les dispositions adéquates. Une considération qui fait que sur le chemin la moyenne du nombre de cons est plutôt inférieure à celle du reste de la population. Cette remarque, tout à fait personnelle, n’engage que son auteur. Autre élément qui étaye ma conclusion, sans pour autant valoir démonstration, c’est que sur toute la partie française du Chemin je n’ai trouvé aucun individu à classer dans cette catégorie. Je ne parle pas de ces pèlerins qui dans le dernier kilomètre d’une étape pressent soudainement le pas pour vous dépasser afin d’arriver avant vous et ainsi pouvoir choisir le meilleur couchage, ni de ces gens qui occupent la cuisine du gîte comme s’ils étaient seuls, et pas davantage de ceux qui oublient qu’après l’extinction des lumières on respecte le silence, non, ceux-là ce sont des goujats, pas forcément des « cons », mais l’un n’empêche pas l’autre. Ceux dont je veux parler ne sont pas que sans-gêne, ils sont cons au sens imbécile ou idiot du terme avec en plus une certaine dose de sottise.

 Le premier, qui s’est avéré par la suite être le seul, je l’ai rencontré sur le Camino Norté à Guernica. Une petite cité du Pays basque espagnol qui a gardé des plaies encore béantes de cette journée du 26 avril 1937 où les régimes fascistes au pouvoir ont lancé sur la ville leurs bombardiers faisant plus de mille morts parmi la population civile. Le célèbre peintre Pablo Picasso a immortalisé la scène à travers un magnifique tableau visible au musée Reina Sofia de Madrid. Une réplique de l’œuvre est peinte sur un mur au centre-ville de Guernica. Le Maître y a décrit toute l’horreur de ce que fut ce jour de bombardement à travers des personnages et des postures évocatrices de la douleur et des souffrances que peut engendrer une guerre. On ne peut passer à Guernica sans venir contempler ce chef-d’œuvre dont on dit qu’il est sans aucun doute le plus célèbre de l’artiste. C’est précisément devant cette fresque géante que je rencontre ce genre d’individu que je cherchais depuis plus de mille kilomètres et dont je commençais à désespérer de trouver un jour. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour l’identifier. C’est un homme au physique assez ordinaire, de petite taille, plutôt trapu et vêtu Queschua de la tête aux pieds, ce qui signe son appartenance à la communauté des jacquets. Alors qu’un groupe d’une dizaine de pèlerins contemple et se recueille devant l’immense tableau, notre homme s’approche d’eux, pénètre dans le demi-cercle qu’ils forment devant le mur et sans que quiconque lui demande quoi que ce soit, tel un guide qu’il n’est pas, il se met à commenter chaque figure du tableau, expliquant pourquoi le cheval, ce que signifie le symbole amené par le taureau, la douleur exprimée par les personnages, le sens qu’il faut voir dans le dégradé des gris... Son analyse me parait si riche que j’ai l’impression que même le Maître n’a pas vu tout ça. Il continue de parler alors que le groupe, blasé, a déjà quitté les lieux depuis plusieurs minutes. Je retrouverai cet homme un peu plus tard devant le tronc du chêne, expliquant à des touristes cette fois, toute l’histoire de cet arbre et ce qu’il représentait pour la ville.

 Maintenant je suis convaincu, si j’en cherchais un, à présent je l’ai trouvé ! Je me souviens alors des paroles du prêtre qui m’avait dit : « si vous rencontrez pareil individu, avancer plus vite que lui ou moins vite ». Facile à dire, lorsque le même soir vous allez dîner au restaurant et que cet individu vient s’assoir à votre table sans vous demander la moindre permission, mais en vous disant qu’entre pèlerins on aurait certainement plein de choses intéressantes à se dire. Je ne sais pas pourquoi, comment c’est venu, mais au bout de quelques minutes, juste après m’avoir dit qu’il s’appelait Antoine, il a orienté la conversation sur l’astronomie, les lois de Kepler entre autres, Pluton, l’expansion de l’univers et bien d’autres choses dont je n’avais vraiment que faire un soir sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Le repas s’est déroulé ainsi, allant de galaxies en trous noirs, de comètes en astéroïdes. J’ai bien tenté à plusieurs reprises de changer de sujet, de l’emmener sur les paysages merveilleux rencontrés depuis San Sébastien, sur la traversée en barque de la Ria de Pasaia, mais sans succès. Alors je fais ce que je fais toujours dans ce genre de situation pour montrer l’intérêt que je porte à la conversation, je décroche, je consulte mes mails, je sais que ce n’est pas correct, mais en même temps, pour me donner bonne conscience, je me dis que son comportement est bien plus blâmable que le mien. La discussion aurait pu se poursuivre encore plus longtemps si à un certain moment je n’avais pas interpellé le serveur lui lançant : « la cuenta por favor ». Malheureusement l’arrivée du ticket de caisse dans l’assiette ne réussit pas à le faire taire alors je lui dis « ça fait 18 euros chacun ! », car j’ai cru, l’espace d’un instant, qu’il était du genre à laisser payer celui qui avait demandé la note. Le dîner réglé, je ne demande pas mon reste, j’invoque la fatigue de cette longue étape pour lui expliquer que je n’ai pas d’autre envie que celle d’aller me reposer. En fait je crois qu’il m’a fatigué autant que l’étape. De chance il n’est pas descendu dans la même albergue que moi !

Je me dis que l’on ne m’y reprendra plus, qu’un homme averti en vaut deux. Je sais qu’il avance au même rythme que moi et que si je n’y prends pas garde je peux me trouver pris au même piège. Je le rencontre sur quelques autres étapes, mais à aucune il n’a attiré la foule autour de lui. Je pense que sa réputation est faite ! Radio Camino a fonctionné ! Je le retrouve à Santillana del mar, une charmante bourgade moyenâgeuse située à quelques kilomètres de l’océan et dont Jean-Paul Sartre disait « que c’était le plus beau village d’Espagne ». Lorsqu’avec des amis je rentre dans l’unique restaurant de la ville, Antoine est attablé avec un couple de Belges que je connais bien pour les avoir rencontrés plusieurs fois sur le Chemin. Ils viennent de Bruges et se rendent à Fatima en passant par Santiago. Je ne comprends pas comment ils ont pu être pris dans les mailles de ses filets, car à ce niveau du Chemin tout pèlerin était censé connaître la réputation d’Antoine. Comme d’habitude il s’écoute parler et visiblement doit trouver une certaine jouissance à entendre ses propres paroles. Ce soir, semble-t-il, on ne parle pas de cosmologie mais de fables, des fables de Monsieur Jean de la Fontaine, mais pas n’importe lesquelles, car ce n’est pas avec « Le Corbeau et le Renard » qu’il va épater ses hôtes. Lorsque je tends l’oreille pour suivre un peu la conversation il récite avec le ton approprié « le Savetier et le Financier » puis enchaîne sur « Le loup devenu berger ». Et il ne se contente pas de réciter, il s’arrête sur certains vers pour analyser et expliquer, comme le ferait un professeur de français, toute la sémantique des mots choisis par l’auteur. Plusieurs fois je jette un regard en direction de leur table et je constate le malaise que ressentent les pèlerins belges, car je pense que comme moi à Guernica, ils attendaient une autre discussion. Une soirée dont ils se souviendront, c’est sûr !

J’ai revu ce « con » un autre soir dans un restaurant et là il avait cette fois harponné un couple de Français. J’étais trop loin pour suivre la conversation, mais je voyais bien qu’il était encore seul à parler et que le sujet ne devait inspirer que lui. Après un moment j’ai entendu qu’il parlait des théories de l’évolution, celles de Darwin en particulier, faisant tout un laïus sur les lois de la génétique, n’hésitant pas à faire des schémas sur la nappe en papier pour être sûr d’avoir été compris. On faisait les mêmes étapes, on se suivait, on se saluait, mais depuis Guernica j’ai toujours veillé à garder mes distances par rapport à lui. Sur le Chemin, il marchait seul, on comprend, d’autant que là ce n’est pas comme au restaurant, pour s’en débarrasser il suffit d’appliquer la règle du prêtre du Puy-en-Velay : « ou marcher plus vite que lui ou marcher moins vite ».

 Je l’ai retrouvé une dernière fois, c’était à Azuar, une petite ville située à deux étapes de Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est là que se rejoignent deux grands Chemins de Saint-Jacques, le Camino Frances qui passe par Burgos et Léon et le Camino Norté qu’Antoine et moi avons suivi. Il était en train de déjeuner avec une dame et tout ne semblait pas se passer pour le mieux. Comme c’était devenu une véritable distraction de l’écouter, j’ai prêté l’oreille pour voir sur quel sujet il allait l’emmener et là, surprise, ce n’est plus lui qui faisait la conversation, mais elle. Elle était en train de l’enguirlander sans que lui fasse la moindre réplique. De cette semonce j’ai compris que c’était son épouse, qu’elle avait parcouru le Camino Frances pendant que lui faisait le Norté et qu’elle était là depuis deux jours à l’attendre parce que Monsieur s’était trompé en établissant le planning.

J’aurais voulu lui dire : « Eh oui Antoine, tu sais, il y a des jours où les planètes ne sont pas alignées ! »  Ou alors pour en revenir à ce bon Jean de la Fontaine : « rien ne sert de courir, il faut partir à point ! ».

Sacré Antoine !

 

La fresque de Picasso à Guernica

Le tronc du chêne : tout un symbole!

 

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