dimanche 20 décembre 2020

Le local à vélo

 

Casar de Cáceres est un petit bourg de la région d’Estrémadure. Les pèlerins qui se rendent de Séville à Santiago le connaissent bien, ils y font étape sur le Camino de La Plata. C’est dans cette petite bourgade de 5000 habitants que je me trouve ce soir. J’ai débuté mon Chemin il y a une dizaine de jours et j’avais initialement projeté de passer la nuit à Cáceres, une ville située plus en amont d’une dizaine de kilomètres. Arrivant ainsi très tôt dans l’après-midi, j’aurais eu tout le loisir de visiter cette cité dont les magnifiques monuments lui ont valu une inscription au patrimoine mondial de l’humanité. C’est une ville de quelques 100 000 habitants qui a vu au fil des âges défiler les envahisseurs : au 5e siècle les Wisigoths ont succédé aux Romains puis eux-mêmes furent délogés par les Arabes au 12e siècle ; ce n’est qu’au 13e siècle que la ville a été reprise par le Royaume d’Espagne donnant à la cité le visage que le visiteur découvre aujourd’hui.

José, un pèlerin de Madrid, nous avait prévenus que ce week-end il y avait un festival de musique à Cáceres et qu’en conséquence il ne fallait pas espérer y trouver le moindre lieu où dormir ; en pareille circonstance, même l’albergue municipale pour pérégrinos est réquisitionnée pour les festivaliers. Lorsque je traverse la ville il est dix heures du matin et tout me fait remarquer que la nuit ici, n’a pas été ordinaire. Des immondices de toutes natures jonchent les rues, allant de la cannette de cerveza aux tapas écrasées par terre et mille fois piétinées par les passants. Heureusement le service de nettoyage n’a pas fait la grâce matinée et œuvre déjà pour que le lieu retrouve au plus vite toute sa superbe. Les ruelles sont presque désertes, ce qui me permet en un minimum de temps, de passer de la cathédrale de Santa Maria, au Palacio de los Golfines de Abajo puis à la tour de Bujaco. J’achève ma visite par la magnifique Plaza Mayor où je retrouve Cathia, une pèlerine norvégienne, et son ami Boris. Ils ont réservé un couchage au camping municipal et pourront donc profiter du festival ce soir.

Je reprends le chemin en fin de matinée après avoir pris un petit encas et un café dans un bar de la Plaza Mayor. Il n’est que quatorze heures lorsque j’arrive à Casar de Cáceres, je me dis que c’est tôt et que je ne devrais pas avoir de difficulté pour trouver un lit qui me convienne, car en vieillissant on a certaines exigences. Je pénètre dans le bourg en empruntant une longue rue rectiligne et après plusieurs centaines de mètres j’atteins une petite place où sont regroupés les bars, les commerces et différents services publics, dont la mairie ; l’albergue municipale est située juste en face. Lorsque je rentre dans le dortoir, je vois d’emblée que tout est plein ou pas loin de l’être. Comme dans tous ces dortoirs communautaires, le mobilier se limite à des rangées de lits métalliques sur deux niveaux. D’un regard je balaie les couchages du bas : rien, tout est complet. Je salue d’un signe de la tête quelques pèlerins que je connais bien et qui sont en train de se reposer : il y a là les trois Italiens que je rencontre chaque jour : Vani, Pietro et Antoine, ils sourient en me regardant, connaissant bien mon aversion pour les lits du dessus. Lorsque je porte mon regard sur le rang du haut, ce n’est pas gagné, il n’en reste qu’un, je me dépêche alors d’y poser mon sac. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », comme aurait dit Jean de La Fontaine.

Il ne me faut pas longtemps pour comprendre pourquoi personne ne s’est battu pour s’arracher celui-là. Il est situé tout contre la porte des toilettes et j’ai tôt fait de remarquer qu’à chaque visiteur, la porte viendra frôler ma tête, la lampe s’allumera, la ventilation pour chasser les odeurs se mettra en marche et la chasse d’eau fera autant de bruit à se vider qu’à se remplir. De plus, à tenter de grimper, je m’aperçois qu’il n’y a pas d’échelle, il faut se hisser à la force des bras.

En général, sans être aussi matinal que mes amis italiens, qui dès cinq heures du matin n’aperçoivent déjà plus derrière eux les lumières de la ville qu’ils viennent de quitter, j’arrive suffisamment tôt pour trouver un lit qui me convienne. Aujourd’hui j’ai dû prendre trop de temps à visiter Cáceres et le peloton des pèlerins m’aura dépassé dans l’intervalle. Je n’ai pourtant aucun regret, car je n’imagine pas traverser cette ville où je ne reviendrai certainement jamais, sans prendre le temps de découvrir tous ces joyaux architecturaux qui lui ont valu son titre de « Troisième Ensemble Monumental d’Europe ».

Je vois immédiatement que je ne pourrai pas dormir là. Je préfèrerais installer mon sac de couchage dehors, sur le parvis de la mairie ou sous le porche de l’église, même si les nuits commencent à être fraiches en cette saison. J’interpelle l’hospitaléro qui, sans que je lui dise quoi que ce soit, me fait comprendre qu’il devine de quoi je vais lui parler et qu’il connaît bien mon problème. Il me dit : « lo siento, no hay otra cama » ; j’ai compris, il n’a pas d’autre lit à me proposer et il en est désolé ! Il m’explique qu’il y a beaucoup de monde, car les pèlerins n’ont pas pu dormir à Cáceres. Je comprends bien son explication, mais elle ne règle en rien mon problème.

Oubliant pour un temps mes soucis de couchage, je pars avec quelques amis pèlerins dîner dans un restaurant à proximité. L’ambiance est comme chaque soir à la décontraction, c’est le moment où l’on a envie de se lâcher après une dure journée. Chacun raconte ses péripéties de l’étape, ses rencontres ou commente la suivante. Sorèna déclenche une hilarité générale lorsqu’elle décrit comment elle a escaladé, à plus de deux mètres de hauteur, sac sur le dos, les portes grillagées qui ferment le parc naturel du Berrocal. Elle ne s’était tout simplement pas rendu compte que les portes étaient ouvertes, qu’il suffisait de les pousser ! Elle n’est pas blonde, mais pourtant assez coutumière de ce genre d’étourderie. Il y a aussi avec nous un jeune Espagnol, dont je n’ai plus souvenir du prénom, et qui fête aujourd’hui son anniversaire, le trente-quatrième. Le patron pour marquer l’événement nous offre une tournée de Limoncello, « muchas gracias » ! Ce repas, ces anecdotes, ça détend, mais ça n’a pas réussi à me faire totalement oublier la nuit qui m’attend.

De retour à l’albergue, ce n’est pas encore l’extinction des lumières, certains pèlerins ne sont pas encore rentrés du dîner, d’autres s’affairent à préparer leur sac pour demain, d’autres encore consultent leur smartphone. Je regarde une nouvelle fois l’ensemble des lits, espérant que quelqu’un se serait ravisé et serait allé dormir ailleurs : que nenni ! Aucun lit ne s’est libéré. Les va-et-vient d’avant coucher aux toilettes battent leur plein et confirment ce que je craignais. C’est décidé, je ne dormirai pas dans ce lit. Avant le dîner, j’avais réfléchi à un plan B que je mettrais en œuvre si aucune solution satisfaisante ne m’était proposée. J’avais vu l’hospitaléro accompagner un pèlerin cycliste jusqu’à un petit local pour qu’il y range son vélo pour la nuit. Je m’étais alors dis que, plutôt que de m’installer sur le parvis de la mairie, je pourrais y étendre mon matelas et que là au moins je serais au calme. C’est maintenant le moment de passer à l’action : je prends mon matelas, préviens les amis que je découche et rejoins le local. Ce que je n’avais pas vu dans mon plan, c’était les dimensions de la pièce : 1,70 mètre au carré : pas de quoi y étendre un matelas de deux mètres ! Il n’y a pas d’autres espaces. J’avais aussi pensé à la cuisine, mais abandonné l’idée aussi rapidement qu’elle m’était venue, car elle est exigüe et de plus il y a les lève-tôt qui vont venir y prendre leur petit-déjeuner dès cinq heures du matin. Non, je dormirai avec le vélo et tant pis pour la position. J’étale le matelas, effectivement une trentaine de centimètres sont courbés contre le mur, je m’installe dans mon sac de couchage. Ce n’est pas mieux que j’imaginais, mais pas pire non plus. Après m’être retourné deux ou trois fois pour chercher la meilleure position, je choisis celle qui semble la plus confortable ou la moins mauvaise, c’est celle du fœtus. Si un embryon est capable de rester neuf mois dans cette position je me dis que je serai bien capable d’y tenir neuf heures ! La fatigue de la journée faisant, rapidement je m’endors. Soudain, je suis réveillé par un bruit de clé dans la serrure de « ma chambre ». Le temps de sortir du sac, ce qui n’est jamais simple, de me lever et d’actionner la poignée, c’est trop tard, le coupable a disparu. Je pense alors que c’est l’hospitaléro, qui s’apprêtant à quitter l’albergue, donne des tours de clés, là où il faut, pour sécuriser les lieux. Je repars dans mes rêves, rassuré de savoir que personne ne viendra voler le vélo cette nuit.

Le lendemain, je me réveille très tard, vers huit heures. Il n’y a plus aucun bruit dans l’albergue, tous les pèlerins ont dû quitter les lieux. Il me revient en mémoire le tour de clé. Je bondis du matelas et saisis la poignée : la porte est fermée. Me voilà prisonnier. Je dois dire que dans une pièce si étroite, sans fenêtre, la situation est quelque peu stressante. Pour me rassurer, je me dis que j’ai un otage, le vélo ; le cycliste viendra bien le chercher tôt ou tard pour reprendre sa route. Néanmoins la situation me déplait, alors je tambourine contre la porte, j’appelle, je crie : rien, aucun écho. Quelques minutes plus tard, j’entends la voix de l’hospitaléro et sans que j’aie le temps d’appeler il a déjà ouvert la porte. Bien évidemment il tombe des nues de me trouver là. Je lui réexplique ce que je lui ai dit hier, le lit en haut, la porte des toilettes, les navettes toute la nuit, la chasse d’eau… Et là il me répond : « il fallait m’en parler, je vous aurais ouvert le deuxième dortoir, il y a 20 places disponibles, 10 en bas et 10 en haut ».

Il y a dans la vie des circonstances où il faut savoir garder son calme !

Adios Señor, gracias, muchas gracias !

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Mon lit à droite au-dessus et la porte des toilettes

Le dîner

Ma chambre dans le local à vélo

 

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