dimanche 20 décembre 2020

Le VéloSolex

 

Cette nuit j’ai dormi à Fatima, une ville devenue un lieu emblématique de la chrétienté depuis ce jour de 1917 où la Vierge Marie est apparue à trois petits bergers et aujourd’hui je vais rejoindre la localité beaucoup plus discrète de Caxarias.

C’est une petite étape d’une vingtaine de kilomètres qui doit me permettre de récupérer des forces après celle d’hier qui en comptait au bas mot une trentaine. Comme si cela n’était pas suffisant, je m’étais permis d’en ajouter cinq pour rejoindre le village des enfants afin de découvrir leur maison natale. Peine perdue, pas de maison, mais seulement une vieille dame qui par ses gestes, davantage que par des paroles que je n’ai su traduire, m’a fait comprendre que la demeure était encore bien loin et que si je voulais garder quelques forces pour terminer l’étape, mieux valait renoncer.

 J’ai pris le chemin ce matin accompagné de deux pèlerins qui pérégrinent avec moi depuis cinq jours : Jean-Paul et François.

Il n’est pas rare que sur une étape nous soyons confrontés à des évènements que je qualifierais de « pas tout à fait ordinaires », des faits suffisamment en décalage avec une certaine normalité pour qu’ils restent de longues années dans nos mémoires. Ils sont souvent le fruit du hasard, le résultat d’un concours de circonstances ou simplement le fait de se trouver au bon moment au bon endroit. Si j’évoque cela, c’est qu’aujourd’hui nous allons avoir notre dose de surprises.

Tout commence par la rencontre d’une bande de joyeux drilles qui marchent à l’inverse de nous, ils se dirigent vers Fatima. Nous les entendons bien avant de les apercevoir, car ils chantent à tue-tête, enchainant des refrains qui semblent tenir davantage de la paillarde que du cantique. Lorsque nous les croisons, ils s’apprêtent à faire une pause casse-croute sur une aire de pique-nique et nous proposent de partager leur petit-déjeuner. Nous venons de prendre le nôtre il y a moins d’une heure, mais nous voyons bien que ce serait à coup sûr les vexer que de refuser. Après le jambon iberico, le fromage de brebis, le café, les gâteaux, il y a chez eux un passage obligé auquel nous ne pouvons pas nous soustraire : la gnole ! Une gnole de cerise qui, sur l’alcoomètre, doit bien afficher cinquante degrés. Je dois dire qu’à huit heures du matin ça fait drôle ! Nos gosiers ne sont pas entrainés à déguster de tel produit de si bonne heure ! Puis après les photos et les obrigados d’usage, chaque groupe se quitte, eux se dirigeant vers le sud et nous prenant la direction du nord.

La deuxième surprise de la journée ne se fait pas beaucoup attendre. Alors que nous nous sommes arrêtés dans une petite épicerie de village pour faire le plein de victuailles et que nous nous apprêtons à passer en caisse pour régler nos achats, le patron fait le tour de nos paniers et ajoute dans chacun, bananes, oranges, et bouteilles d’eau, nous faisant aussi comprendre que la note, toute la note, c’est pour lui, c’est cadeau ! Ce n’est pas une chose courante, mais je ne suis qu’à moitié surpris, car au Portugal, il y a de tels égards de la population par rapport aux pèlerins qu’ici plus rien ne m’étonne. Nous n’avions pas non plus un caddie plein, mais certainement une quinzaine d’euros chacun ! Celle-là on ne me l’avait jamais faite ! Obrigado señor

C’est le milieu de matinée et comme c’est toujours le cas depuis que nous marchons ensemble, c’est le moment où chacun repart à son rythme. Au bout d’un quart d’heure, je me trouve complètement distancé, ce qui n’est pas pour me déplaire. J’aime marcher seul. Je trouve que ça favorise la réflexion et permet de garder toute sa liberté. Je fais des pauses quand bon me semble, contemple le paysage à ma guise, prend le temps nécessaire pour photographier et le soir nous nous retrouvons tous pour partager ensemble ces moments de convivialité qui n’existent que sur le Camino. Repensant à ce qui nous est arrivé ce matin, je ne suis pas particulièrement superstitieux, mais je me dis qu’après deux bonnes surprises, selon le dicton, pourquoi pas une troisième !

Il est tout près de midi lorsque j’entre dans le petit village de Carcavelos de Cima.  J’aperçois alors une jeune fille sortir d’une propriété à VéloSolex ; un couple est sur le pas de la porte à la regarder partir et à lui faire des signes de la main. Je m’arrête à leur niveau pour partager avec eux la scène, car voir un Solex à notre époque n’est pas chose banale, du moins en France. Pour créer le contact, je fais une réflexion sympathique, leur disant que j’avais le même quand j’étais jeune. Et tout naturellement une discussion s’engage entre nous, moi leur expliquant que je viens de quitter Fatima ce matin pour rejoindre Caxarias, eux me disant dans ma langue, qu’ils connaissent bien la France, qu’ils y ont travaillé toute leur vie et qu’ils sont venus passer leur retraite au pays : lui était dans les travaux publics, elle, s’occupait de personnes âgées. Les échanges se poursuivent, et je n’ai pas l’impression qu’ils cherchent à y mettre fin même si l’heure du repas approche, car tout en parlant, je sens quelques odeurs de barbecue et de viande grillée qui viennent de leur terrasse. Effectivement il y a là, un autre couple, plus jeune, certainement la fille et le gendre vu la ressemblance entre les deux dames, qui s’affaire à gérer la cuisson des grillades. Mon interlocuteur a bien remarqué mon coup d’œil en direction du barbecue et me dit tout de go :

            — Ça vous tente ? Si vous voulez, on vous garde à déjeuner !

Une proposition comme ça, faite à un pèlerin qui s’enfile des sandwichs tous les midis, ça ne se refuse pas, même si pour ne pas paraitre pique-assiette on met quelques formes dans la réponse.

            — Non, mais je ne voudrais pas vous déranger ; vous êtes en famille, et puis j’ai encore beaucoup de kilomètres à faire !

            — Pour nous, ce sera un plaisir de vous avoir à notre table, vraiment ! On pourra poursuivre notre conversation devant une assiette et un verre, ce sera tout de même plus sympa que sur le pas de la porte !

 Ça y est, je me dis que ça va être la troisième surprise de la journée ! Tant pis pour mes deux copains ! Comme j’ai compris que nous sommes appelés à passer quelques heures ensemble, je prends l’initiative des présentations :

            — Je m’appelle Alain et je viens d’une petite commune de l’Est de la France. Je suis en retraite et chaque année je parcours un Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette année je fais la Via Lusitana qui part de Lisbonne, passe par Fatima, Coimbra, Porto pour rejoindre Santiago, ce qui représente une vingtaine d’étapes.

            — Moi c’est Diego et mon épouse Dolores. Vers le barbecue c’est Jacinta notre fille et Fernando son mari. La jeune fille que vous avez vue sortir en Solex, c’est Licinia, notre petite-fille ; elle est partie à la boulangerie chercher du pain, elle va nous rejoindre tout à l’heure. Jacinta et Fernando travaillent en France dans le tourisme, ils sont venus à la maison pour la visite du pape François à Fatima en début de semaine. C’était le centenaire de l’apparition de la vierge et le Saint-Père a présidé la canonisation des petits bergers. Nous y sommes tous allés ; c’était une très belle cérémonie.

            Effectivement quand j’y suis passé hier soir il restait tous les décors et il régnait encore une atmosphère de recueillement et de prière. J’avais prévu d’être là le jour de la célébration avec le Souverain Pontife, mais malheureusement la date ne collait pas avec les vols sur Lisbonne. Dommage ! Je vais saluer Jacinta et Fernando, toujours très occupés à surveiller la cuisson des grillades. À ce moment j’entends le Solex, c’est Licinia qui revient avec le pain. Je lui fais un signe et je rejoins Diego qui m’entraine vers un espace couvert, construit à l’extérieur de sa maison. C’est un abri fermé sur trois côtés et ouvert sur une piscine : un magnifique décor. Un endroit m’explique-t-il, où ils vivent durant toute la belle saison où ils peuvent prendre les repas et recevoir les amis et la famille quelle que soit la météo. Au centre, une grande table ovale fabriquée avec des plateaux de chêne sur des pieds en fer forgé, accrochée aux murs, toute une panoplie d’outils de menuisier : je reconnais un trusquin, une varlope, des ciseaux à bois de toutes les dimensions. Diego voyant mon regard porté sur ces objets me dit qu’il s’est découvert une âme de collectionneur ; le dimanche il fait les brocantes et les vide-greniers pour dénicher quelques pièces rares. Il me fait découvrir une autre de ses passions, la collection de motos. Au fond de son garage pas moins d’une dizaine de ces machines et toutes en état de fonctionnement me précise-t-il. Il m’en parle avec une certaine fierté me disant que la plupart viennent de France, qu’il les a achetées alors qu’il travaillait encore et que depuis qu’il est en retraite il les restaure une à une. Il m’en montre une qu’il considère un peu comme son petit joyau :

            — Celle-là c’est une moto de l’armée allemande durant la guerre 39 – 45 ! C’est une « Ardie VF125 », elle appartenait à la Wehrmacht. C’est mon patron qui l’a récupérée après la guerre et il me l’a offerte quand je suis parti en retraite.

            — Un beau cadeau ! lui dis-je.

            Je sens qu’il aurait aimé passer encore du temps à me les présenter chacune, en me racontant leur histoire, mais Jacinta nous appelle à table, le repas est prêt. Dolores apporte un premier plateau, ce sont des tentacules de poulpes cuits au gril et préparés en salade, accompagnés de poivrons et de pommes de terre froides. Ça tombe bien, c’est comme ça que je les préfère. Trop souvent sur le Chemin le poulpe nous est servi cuisiné à la façon galicienne, c’est-à-dire cuit à l’eau et copieusement saupoudré de paprika, une épice qui pour moi, loin d’améliorer la saveur du plat, a plutôt tendance à me provoquer des nausées. Je félicite la maîtresse de maison et j’engage la conversation ; m’adressant à Jacinta et Fernando :

     Et vous alors, vous faites quoi en France ?

            — Jacinta et moi travaillons dans une agence de tourisme : nous organisons des séjours à caractère sportif, essentiellement des trekkings. Nous en préparons un actuellement dans l’Atlas marocain. Jacinta s’occupe de toute la partie administrative : publicité, site internet, réservations, et moi de l’organisation et de l’équipement sur le terrain. Ça demande beaucoup de temps et nécessite des repérages, alors je suis souvent parti.

            — Ça doit être passionnant ! Vous n’avez jamais songé à organiser des randonnées sur le Chemin de Compostelle. Beaucoup d’organismes le proposent sur le Camino Norte et sur le Camino Frances. J’ai marché avec ce genre de « pèlerins ». Ils commencent dans une ville où il y a un aéroport et en cinq à huit jours de marche en rejoignent une autre d’où ils peuvent prendre un avion pour repartir chez eux. Ça pourrait être un bon business sur le Chemin du Portugal ! Vous prenez en charge les clients à leur arrivée à Lisbonne et huit jours après ils décollent de Porto pour rentrer à la maison. Sans compter qu’ici, sur une ancienne voie romaine où des tas de vestiges existent, vous pourriez associer le sport et la culture et pourquoi pas la gastronomie en prévoyant un barbecue chez beau-papa et belle-maman !

            Chacun sourit à l’idée que je viens de suggérer. Je me dis que j’ai réussi mon entrée ! Le repas et les discussions se poursuivent toujours dans la bonne humeur, les uns et les autres ne manquent pas d’humour et le tutoiement s’est installé tout naturellement entre nous. Fernando est du genre boute-en-train. Il enchaine anecdote sur anecdote, toutes plus succulentes les unes que les autres. Je ne les ai pas toutes retenues, sauf une, où il racontait : « Une fois j’accompagnais un trekking sur le mont Kilimandjaro en Tanzanie ; nous n’étions plus qu’à un jour de marche du sommet et nous avions alors une vue magnifique sur la plaine alentour. Je ne sais pas si c’est ce que l’on nomme « ivresse des sommets » mais une dame qui était avec son mari est venue à ma hauteur et m’a dit : « C’est trop beau ici ! Je voudrais que l’on s’arrête un moment, je voudrais faire l’amour ici ». Souvent on doit satisfaire toutes sortes de demandes des clients, mais là je me suis trouvé un peu dans l’embarras. La demande n’avait pas échappé aux quatre autres couples qui ont bien ri et n’ont pas vu d’inconvénient à ce que les désirs de madame soient exaucés ». 

             Je me rends compte que les souvenirs de Fernando vont occuper tout l’après-midi, alors pour changer de sujet et d’interlocuteur, j’interroge Licinia :

            — Et toi Licinia tu fais quoi ? Tu es encore à l’école ?

            — Oui, j’étudie à l’université de Coimbra, je prépare un master.

            — Et tu as une idée de ce que tu voudrais faire ?

            — Oui, je veux devenir pilote de ligne !

            — C’est un beau projet ! Ça va te changer du Solex ! Peut-être j’aurai la chance un jour de voyager avec toi !

            Pendant toutes ces discussions, dont je ne relate ici qu’un extrait, Dolores et Jacinta se sont activées pour servir les plats : le travers de porc grillé, puis les tranches de gigot et maintenant c’est le moment du dessert : une tarte de figues noires recouverte d’un glaçage de jus de framboises. En moi-même, je me dis que sur le Chemin, s’il y a des journées où l’on galère, il y en a aussi qui valent le coup d’être vécues. De temps en temps je jette discrètement un coup d’œil à ma montre, car je n’ai pas oublié qu’il me reste une bonne dizaine de kilomètres. Vient l’heure où je dois prendre congé de mes hôtes et je me risque à dire à Diego :

            — Mais ce que tu viens de faire pour moi, tu le fais souvent pour les pèlerins ?

            — Non, jamais ! Quelquefois j’offre un verre si le gars est sympa, mais ça ne va jamais plus loin.

            — Mais alors …

            —Toi, ce n’est pas pareil !

            — Et pourquoi donc ?

            — Parce que toi je te connais !

  ;           — Explique-moi Diego !

            — Je t’ai dit que j’avais travaillé dans les travaux publics, et bien tu ne t’en rappelles peut-être pas, mais j’ai travaillé pour toi. Tu étais maire de la commune de Clans, à côté de Vesoul, et tu avais commandé à mon patron la rénovation du réseau d’eau des fontaines du village et moi j’étais le chef d’équipe.

Je suis sans voix. Je sais que je ne suis pas très physionomiste, mais là si j’ai bien souvenir du chantier, je n’ai aucun souvenir des hommes.

            — Pour fêter la fin des travaux, tu avais organisé une petite collation sous le préau de l’école, en bas du village. Tu nous avais remerciés et en guise de souvenir tu m’avais offert en tableau, un agrandissement d’une carte postale représentant un troupeau de vaches s’abreuvant à la fontaine.

            Pendant que nous parlions, Dolores est allée chercher le tableau.

            — Regarde tu as même mis un mot au dos : « En souvenir d’une équipe sympathique et compétente : 12 mars 1989 » signé « le Maire de Clans ».

            — Ça j’en ai complètement souvenir ; c’est exact ! Je suis vraiment désolé de ne pas t’avoir reconnu ! C’était en 1989, ça fait tout près de 30 ans !

            — Oui, moi j’avais gardé en tête ton visage et dès que tu m’as fait la réflexion à propos du Solex je t’ai reconnu, j’étais sûr que c’était toi, j’ai aussi reconnu ta voix, je l’ai dit à Dolores, je lui ai dit que je voulais te faire la surprise, te garder à déjeuner ; ma fille et mon gendre ainsi que Licinia étaient dans la confidence.

Je suis toujours aussi abasourdi. Je prends Diego dans mes bras pour partager nos émotions. Je salue et remercie toute la famille. Je leur dis que je prierai pour eux à Santiago, que je leur enverrai une carte.

Quelle journée !

Bem Caminho

 

Le groupe de joyeux drilles qui part sur Fatima

La collection de motos de Diego

          
Diego à droite à l'heure du café


 

 

 

 

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